Une pluie toute la nuit offre au matin une piètre entrée de journée. Tout est humide et la marche ne s’annonce jamais agréable si cela continue. Mais il n’y a pas trop le choix ; La piste traverse de longs champs aux herbes hautes qui finissent pas vous rendre les chaussures encore plus humides qu’elles ne l’étaient au réveil. Une biche qui ne vous a pas encore aperçu est à moins de vingt mètres. Vous l’observez de longues minutes en oubliant durant un court instant la fatigue et l’inconfort de l’humidité. La marche est assez dure le reste du matin. Il n’y a pas forcément de beaux paysages dans ces montagnes de forêts ; vous vous perdez et devez revenir trois kilomètres pour retrouver le bon chemin. Il ne vous reste à manger que du pain, un oignon, une moitié de saucisse, une portion de riz et un peu de porridge. Vous avez horreur du porridge sans miel. La pluie redouble ; Vous rejoignez une partie de votre cerveau où il fait bon de s’y rendre, où souvenirs, rêves et pensées vous procurent un réconfort inépuisable. Vous alternez entre passé, présent, et futur, tachant de vous rappeler les bons moments passés, d’analyser les moins bons, de rêver sur des projets qui viendront surement un jour, d’essayer de voir certaines choses d’un autre point de vue. Le sentier monte dur et la boue rend glissant le moindre pas, heureusement que votre bâton en bois vous soutien. Au bout d’un moment vous arrivez en haut d’une colline dégagée. La pluie s’arrête d’un coup, le soleil perce les nuages et répand sur vous une joie incroyable au premier rayon chaud qui vous illumine. Une brise légère arrive et vous caresse le visage. Vous marchez de nouveau en tee short et vos affaires commencent à sécher progressivement. Une rivière prend sa source près de l’endroit où vous passez. Vous posez votre lourd sac à dos, vous vous mettez nu puis vous vous lavez avec un savon et une éponge. Toute la sueur et la crasse des derniers jours s’en vont en même temps que votre moral revient. Vous nettoyez une paire de chaussette, votre caleçon et votre tee-shirt. La simple pensée de les savoir propre vous offre un éclat de rire. Vous faites une pause tout en lisant un bon roman. Après une sieste reposante, vous repartez. Les oiseaux chantent, chevreuils et lapins s’aperçoivent de temps en temps et le sentier est de toute beauté. Un champ de myrtilles vous retarde un peu mais vous avez tout votre temps. Il y aura quelque chose à mettre avec le porridge pour demain matin. Vous vous trompez de route encore une fois, cette fois pas question de rebrousser chemin et vous coupez à travers la forêt. En alerte, vous suivez la boussole, un œil sur l’environnement et l’autre sur les courbes de niveau de votre carte. Les orties et ronces vous griffent les jambes pendant que vous vous maudissez d’avoir voulu prendre par cet endroit. Enfin au bout d’une heure vous apercevez au loin le village que vous atteindrez sans doute le lendemain au matin. Vous plantez la tente sur une petite colline. Le silence de cette soirée est une belle récompense, vous mangez lentement votre riz tout en continuant d’alimenter votre feu dont les flammes réchauffent aussi bien votre corps que votre cœur. Le soleil qui se couche annonce une nouvelle journée à venir. Vous rentrez dans votre tente, organisez l’intérieur tout en sortant vos différentes affaires de la nuit. Au chaud dans votre sac de couchage vous finissez de lire votre livre dont l’histoire relatée vous laisse rêveur durant quelques minutes. Quel bonheur vous ressentez tout d’un coup, quel amour vous avez pour ce moment, cette journée, cette vie. A la lueur de la lampe frontale, vous écrivez votre journée sur votre carnet de bord tout en commençant par : « Une pluie toute la nuit offre au matin une piètre entrée de journée… »
En quittant Zakopane, mon sac dos est chargé de huit jours de nourriture ; C’est sacrément lourd mais j’en ai vu d’autre. Je marche une heure trente afin de m’élever à mille-sept-cent mètres. En haut je m’arrête pour souffler un peu et profiter des premiers paysages que m’offre cette deuxième partie du massif des Tatras. Il y a foule autour de moi, vivement que je m’éloigne un peu. La pluie arrive et se déverse en grandes saccades pendant trente minutes. Avec quatre polonais je me refugie sous un toit d’un refuge abandonné. Mais le soleil ne tarde pas à revenir et je marche d’un bon pas jusqu’au premier lac d’altitude. Le reflet des montagnes sur sa surface étincelante lui confère un charme tout particulier. Je me dépêche d’atteindre la rive opposé avant qu’arrive un groupe de randonneurs armés de smartphones et de mats à selfie.
Je quitte les sentiers faciles puis commence une longue grimpette d’un passage extrêmement abrupte. Le long d’un pierrier j’avance mètre par mètre. La neige apparait une heure plus tard. Certains endroits sont assez délicats à passer, je n’essaye pas de penser à un faux pas qui entrainerait une chute fatale. Nous sommes une quinzaine à monter, la moitié abandonne lorsque le seul passage devant nous se trouve être une pente enneigée et inclinée à quarante-cinq degrés, et tournant brutalement. Je suis le premier à décider de m’y engager. Il n’y a guère plus de quatre-vingt mètres à franchir. Tous mes muscles se mettent à contribution, je taille mes empreintes dans la neige, avance pas après pas, transfert au maximum le centre de gravité de mon sac à dos vers l’intérieur. Je passe le virage, je tremble en silence tout en me concentrant. J’arrive enfin de l’autre côté, j’exulte de joie tout en criant aux autres que c’est bon. Ils arrivent au fur et à mesure en ressortant aussi blanc que la neige qu’il viennent de fouler.
La vue de l’autre versant me fait retenir mon souffle tant j’ai du mal à le croire. Un lac gelé en contrebas semble être fait d’un bleu fluorescent aux multiples nuances de couleurs, les montagnes sont de pierres ce que leurs sommets sont de brume. Il règne un silence et une énergie fantastique. Nous nous retrouvons à six sur la petite plateforme. Un photographe attire des corbeaux à l’aide de quelques bouts de saucisses sèches. Au nombre de trois et absolument pas farouches, ils arrivent et se posent à moins de deux mètres de nous. Ils se bagarrent la nourriture à grands coups de leurs becs imposants. Une intelligence innée parait émaner de leur yeux, de leur mouvements. Je n’en avais jamais vu d’aussi prêt. J’entame la descente de l’autre versant en compagnie d’un des polonais rencontré l’instant d’avant.
Tomek à trente-six ans, il travaille et vit en afrique du sud depuis huit ans déjà. Entre deux contrats il dispose cet été de deux mois et en a profité pour revenir en Pologne.
– Je m’entraine en ce moment dans les Tatras, m’explique-il car je pars bientôt en Sibérie faire une marche d’une semaine dans les hautes montagnes. Ça va être assez sportif surtout au niveau de la neige encore présente !
Nous discutons tout le long du trajet de la descente ; Son anglais est vraiment parfait, cela me fait du bien de reparler cette langue à travers de longues discutions. Tomek me pose tout un tas de questions sur mon voyage, mon équipement, mes astuces. Il me raconte sa vie en Afrique, ces incroyables aventures et mésaventures vécu là-bas.
Nous arrivons dans la vallée des cinq lacs. Cela porte bien son nom. Le soleil étant revenu, il illumine les eaux splendides. C’est l’endroit préféré de Tomek, qui semble connaître le parc national par cœur. Nous arrivons à un refuge. Tous les randonneurs sont dehors, se reposant après leurs journée de marche. Mon nouvel ami m’offre un grosse assiette de bigos, un ragout aux choux dont je raffole depuis la première fois que j’y ai gouté.
A une journée de marche se trouve le point culminant de la Pologne et aussi mon seul point d’accès pour la Slovaquie si je veux poursuivre à travers le massif des hauts Tatras. Le Rysy culmine à 2499 mètres et son ascension n’est apparemment pas facile. Il y a quatre ans Tomek avait dut renoncer à la moitié à cause du mauvais temps.
-We could do it together if you want tomorow ? je demande.
-Such a nice idea !! répond-il tout enjoué, je dois repartir à Zakopane pour cette nuit mais on peut se retrouver demain au prochain refuge près du Rysy.
Je m’apprête à continuer un peu la marche afin de trouver un coin où camper lorsque Tomek va parler avec la propriétaire du refuge et me fait une signe de pouce deux minutes après.
– Je lui ai raconté ton histoire et elle a été vraiment impressionné ! Du coup elle veut bien t’offrir gratuitement un lit pour cette nuit hahaha See you tomorow Jérôme ! il m’informe avant de repartir en direction de Zakopane par un chemin plus court.
Je ne sais quoi dire. Je m’installe dans le dortoir en compagnie de plusieurs autres personnes. Le chalet est très rustique mais assez grand pour loger une bonne centaine de personnes. Je pars le lendemain matin aux aurores après une nuit très reposante.
Il fait assez beau et je rejoins le prochain versant en moins de deux heures trente. Etant partis très tôt il n’y a absolument personne sur la crête et j’admire de longues minutes le soleil balayer les ombres cachant certaines montagnes.
J’arrive au refuge situé au pied de ce fameux Rysy qui reste caché sous de gros nuages. Une petite route goudronnée rend l’endroit assez touristique. Je retrouve Tomek une heure plus tard, étant parvenu à venir en partie en voiture puis à pied sur les derniers kilomètres.
Nous contournons un lac puis nous nous élevons de trois-cents mètres au-dessus de celui-ci. Un deuxième lac nous apparait. Je rencontre là un Israélien avec ses deux fils avec qui j’avais bien sympathisé la veille.
– Oula ! Pour l’ascension ça va être assez difficile à cause du mauvais temps. Si j’étais vous j’attendrais demain matin. Mais par contre j’espère que vous avez des crampons et des piolets…Il y a encore pas mal de neige là-haut…
Euh… Piolets, crampons… j’avais pas vu cela comme ça moi.
Nous décidons de quand même tenter aujourd’hui. Une heure trente plus tard, la neige est partout et les gros nuages menaçants nous obligent à redescendre jusqu’au deuxième lac.
Je décide de dormir ici ce soir, pas question de redescendre au refuge si c’est pour ensuite remonter.
Tomek a l’air motivé pour revenir demain. Il me souhaite bonne nuit tout en rigolant du fait que je sois sans doute la seule personne à oser camper dans le parc des Tatras.
Je passe là une nuit des plus agréables, perché à 1600 mètres avec comme seul compagnie le silence des montagnes et quelques averses éparses.
Tomek arrive le lendemain matin à dix heures alors que je suis en train de déjeuner au soleil sur un rocher ; son organisation afin de me rejoindre à chaque fois me dépasse.
– Allez man, cette fois c’est la bonne !
Partis motivés, nous revenons à l’endroit arrêté la veille puis poursuivons jusqu’à 1950 mètres. Nous ne sommes pas les seuls sur la voie. La neige est désormais tout autour. Pendant que chacun sort les piolets et enfile les crampons tout en enfilant gore-tex et pulls je les dépasse en tee short, avec mon lourd sac à dos, mes chaussures humides et mon grand bâton. Les premiers deux-cents mètres sont assez faciles, j’avance assez lentement tout en taillant des marches dans la neige. Je prends vite le coup de main (ou plutôt le coup de pied). La pente devient très raide, le froid et la brume arrivent ainsi qu’un vent du nord me poussant constamment en arrière. La pensée d’une glissade jusqu’en bas me fait assez peur mais la sensation de joie que j’éprouve pour ce moment balaye vite cette crainte. Une heure passe puis deux. Les derniers cinquante mètres sont très éprouvants, il n’y a alors plus que de la glace dans cet étroit corridor et je grimpe les derniers mètres tout tremblant, mes pieds n’agrippant que de faibles surfaces. Tomek, ayant apporté des crampons, est resté devant moi tout le long de l’ascension en me jetant des regards inquiets à chaque fois qu’il me voyait en galère.
-Yeah you did it ! hurle-il tout en m’aidant à m’installer sur la petite plateforme de pierre, hahaha s’il y a bien une chose dont je suis sûr c’est que tu es le premier à avoir grimpé le Rysy avec un sac de vingt-six kilos, un bâton en bois et de simples chaussures de marche ! Allez le sommet est à moins de deux minutes maintenant.
Le brouillard n’offre aucune visibilité et le vent est très puissant. Nous sommes quelques-uns au point culminant, où chacun monte à son tour sur le petit rocher tout en touchant la petite plaque en bronze marquant la hauteur. Nous redescendons du côté slovaque par un chemin sans grandes difficultés. Un refuge se trouve à 2250 mètres, il est le plus haut des Tatras. L’acheminement des provisions se fait encore à dos de porteurs. Nous mangeons une spécialité slovaque au chaud dans ce petit bâtiment. Un énorme poêle à bois s’occupe de chauffer la pièce tandis que le vent et la neige font trembler les parois. Nous sommes heureux tous les deux, à discuter de nos plans, de nos vies, de notre moment vécu il y a quelques instants.
La descente est longue mais très agréable. Nous traversons des pierriers, contournons des lacs gelés, empruntons des passages de descente en rappel, puis retrouvons en fin de journée la végétation dans un fond de vallée. Une heure plus tard et nous arrivons devant une petite route menant à un village proche. Tomek s’en retourne en Pologne, je continue pour ma part dans les Tatras. Il ne faut pas beaucoup pour qu’une amitié puisse naître : Du hasard, une aventure, de l’unique.
Tandis que je marche désormais seul et plante ma tente près d’un joli lac, je ressent tout d’un coup un grand vide autour de moi. C’est toujours difficile de revoir surgir cet état de solitude après une belle rencontre.
Je me décrasse près d’une rivière puis reste couché dans ma tente en écoutant de la musique. Je m’endors, épuisé par cette fantastique journée.
La pluie est sur moi durant le matin mais cela ne dure pas. Je ne marche que quatre heures aujourd’hui. Je campe en bas d’une immense cascade, au pied du Gerlachovsky stit, le plus haut sommet des Carpates culminant à 2655 mètres. Un guide est nécessaire pour en faire son ascension. A cent-quatre-vingt euros la course je préfère encore poursuivre mon chemin.
Le vent met ma tente à rude épreuve toute la nuit, la sensation de sécurité une fois bien au chaud dans mon sac de couchage est exquis. La purée à l’eau froide est par contre vraiment dégueulasse. Heureusement que j’ai pensé à prendre de la semoule en plus.
Quel peut être plus beau réveil que le son d’une cascade et la vue des rayons du soleil chauffant lentement une toile de tente ?
Je ne peux décidément me lasser de mon petit déjeuner. Lorsque je suis en montagne c’est le repas que j’attends le plus. Se réveiller le matin et penser à ce bol de muesli et de lait en poudre est une véritable joie qui me fait toujours commencer la journée heureux comme un pape.
Deux heures me sont nécessaires afin d’atteindre une plateforme à 2200 mètres. La vue est magnifique en haut. Je reste au sommet durant une petite heure avant que le froid m’oblige à bouger.
Je descends auprès d’un lac gelé aperçu en contrebas. Une pente neigeuse est devant moi mais est bien moins longue que celle du Rysy. Nous sommes une dizaine dans l’étroit couloir à marcher l’un derrière l’autre. La redescente de l’autre côté m’occupe près de deux heures. Encore il est plutôt facile de grimper dans une pente de neige mais la descendre en est tout autre. Je me laisse glisser par moment tout en contrôlant ma vitesse en enfonçant le ferrage de mon bâton dans la neige ; ça ne fait pas très professionnel mais ça marche.
Je redescend à 1500 mètres. Mes genoux me sont très douloureux lors de la descente. Soyons heureux qu’il n’y ai que cela.
La marche en montagnes offre ce que la marche sur du plat ne m’offrait plus : L’utilisation de chacun de mes muscles. Marcher cinq heures sur du plat est très fatigant pour les jambes car il n’y a quasiment que cette partie du corps qui travaille. Marcher huit heures en montagnes est peut-être plus épuisant mais étant donné que le corps utilise chacun de ces muscles, tout est alors répartit. Marcher quatre heures sans m’arrêter ne m’effraie plus car je sais que ce n’est pas quatre heures d’inertie sur un chemin horizontal. De plus je sens que mes forces s’accrues de jour en jour. Je récupèrent désormais mon souffle quasiment instantanément, je ne m’arrête plus du tout durant une grimpette de cinq-cents mètres, je ne rechigne plus à marcher une heure ou deux en plus par jour.
Evoluant dans une forêt tout en longeant une puissante rivière je dégotte un coin génial pour mon campement de la nuit. Je pars me baigner dans l’eau glacé.
J’ai enfin la possibilité de faire un feu ce soir, bien que cela soit totalement interdit.
Je bois une soupe brulante suivit de près par un plat de semoule-oignons-ail et quelques bouts de saucisses.
Un randonneur qui m’aperçoit le lendemain matin m’informe que l’endroit où j’ai dormi abrite plusieurs ours… A vrai dire pour les deux prochains mois de marche chaque endroit où je dormirai sera occupé par les ours. Ce sont les Carpates et autant à ce que je m’habitue à cela dès maintenant. Il est très probable que je rencontre un de ces plantigrades et j’avoue être très excité à l’idée d’une telle rencontre. Du moment que cela tourne bien…
Je marche durant toute le matin au milieu des beautés des Tatras, je me sens bien au milieu de tous ces espaces, de ce silence, de cette quiétude. J’arrive devant un grand panorama. Comme à chaque fois que je peux le faire, j’oriente ma carte devant la vue et m’amuse à faire le rapprochement entre les courbes de niveau et la réalité. C’est un excellent exercice de lecture de cartes.
Je suis un peu nostalgique tout en apercevant au loin l’endroit où je planterai ma tente pour ma dernière nuit dans les Tatras. J’ai eu une grande chance tant au niveau météo qu’au niveau foule de touristes. Nous sommes en début de saison, la neige est encore un peu présente et il n’y a pas grand monde encore à arpenter les sentiers. Juillet et août sont apparemment des périodes où les chemins ressemblent plus à des autoroutes qu’à autre chose.
J’aperçois beaucoup de « Rupicapra rupicapra tatria », le chamois des Tatras en voie de disparition d’année en année. Je redescend, passe un refuge puis poursuit la marche une heure trente supplémentaire. Pour ma dernière nuit dans ces majestueuses montagnes je décide de planter ma tente à 1800 mètres, sur une hauteur où une herbe moelleuse accueille ma toile. C’est du bonheur en barquette de douze que je ressent, la vue est sublime, le soleil décline lentement dans une myriade de belles couleurs et je reste dehors à écrire sur mon carnet de voyage. Mais le vent arrive vite et avec lui la brume.
L’orage me réveille vers les minuits. Cela commence par une pluie battante accompagnée d’un vent d’une grande puissance. Ma tente est secouée comme jamais mais ne semble montrer aucun signe de faiblesse. La tempête approche tandis que l’intervalle entre le tonnerre et les éclairs se font de plus en plus rapprochés. Trois kilomètres, deux kilomètres, un kilomètre… Soudain c’est le déluge, les grondements me déchirent les tympans tandis que l’intérieur de ma tente est éclairé toutes les cinq secondes par les éclairs que le ciel en colère fait pleuvoir. Trois heures durant je vis dans la peur de me faire foudroyer dans ma tente. Je suis sur une hauteur et mon bâton et sa ferrure en acier tenant office de mat central en fait un excellent paratonnerre.
Je ne peux à peine sortir pour mettre en place mes tendeurs tant la violence du vent est forte. Je range toute mes affaires dans leurs protection imperméables, prépare mon sac, mes chaussures, puis reste allongé dans mon sac de couchage. Lorsque j’arrive par moment à ôter la peur de mon esprit c’est pour me sentir dans un état de total fascination pour ce soudain déchainement des éléments. J’aime ce sentiment d’infériorité qui soudainement nous montre que nous ne sommes décidément rien du tout comparé à la puissance que la nature peut déployer.
L’orage passe enfin. La pluie continue elle tout la nuit mais au moins je peux dormir en toute sérénité. Ma tente aura au moins passé un sacré test de solidité !
Je plie mon campement sous un brouillard à couper au couteau. Je suis le sentier qui ne fait que grimper. Je sue sous ma gore-tex. Le soleil dissipe la brume en moins de dix secondes, la vue m’esquisse un sourire et je profite de mon dernier point de vue avant la longue redescente qui m’attend. Les marmottes ne sont pas timides, surement car cette partie du massif est une des moins fréquentées. C’est l’heure de descendre. Le chemin zigzaguant est glissant et très escarpé. Je fais une pause près d’un cours d’eau où j’en profite pour me faire un décrassage total, cela sans empêcher un groupe de randonneurs de me surprendre cul nu en train de faire l’enfant dans l’eau. N’ai-je pas appris une fois de plus l’humilité cette nuit !
La tempête d’hier a fait tomber un grand nombre d’arbres à terre. Le sentier est obstrué par plusieurs résineux ne semblant pas trop avoir compris ce qui leur arrivait.
Mes genoux sont de nouveau en pleurs, heureusement que j’ai prévu de me reposer quelques jours après-demain. Après deux interminables heures j’arrive au plancher des vaches. Une piste forestière me mène après une petite heure au village de Zdiar. Une minuscule épicerie me permet de m’offrir quatre grosses pêches juteuses ainsi que deux oranges. La traversée a durée moins longtemps que je ne l’avais prévus, il me reste un peu de nourriture mais les fruits sont décidément la meilleures des friandises en été.
Je quitte le village tout en suivant un village pour me rendre à Mala Frankova, à moins de trois heures de marche. Je retourne en forêt sur de la moyenne montagne. De loin j’aperçois pour une dernière fois les hauts monts des Tatras coiffés par de gros nuages. Je les remercies une dernière fois de leur accueil.
Dans mes rêveries je manque de justesse à marcher sur une saleté de serpent. Je recule d’un bond le cœur battant comme jamais. Le coquin me regarde en émettant un sifflement qui me glace le corps. Les pupilles en fentes, le dessus de la tête composé de petites écailles, pas de doute c’est bien une vipère. Elles sont très rarement mortelle heureusement.
Je hais tout bonnement les serpents, c’est même une de mes plus grande peur.
Je la titille avec la pointe de mon bâton, elle essaye de le mordre sans grand succès. Je finis par la tuer ; geste que je regrette deux minutes plus tard lorsque je réalise que ce n’était pas elle qui était sur mon chemin mais bien l’inverse… Je suis en colère contre moi-même. Trente minutes plus tard, c’est deux petits marcassins qui traversent le sentier à moins de dix mètres de moi. Leurs parents, deux énormes monstres comme je n’en avais encore j’avais vu, suivent derrière tout en faisant un véritable baroufle sur leur passage.
-Non mais c’est quoi cette forêt ?! Le prochain niveau ça sera un ours c’est ça ??! je gueule tout en essayant de calmer mes jambes qui ne cessent de trembler.
J’arrive sur une route traversant le village. Ce dernier est authentique, pur. Les habitations sont pleines de belles couleurs qui ne cesse de me surprendre à chaque fois. Je marche au milieu de la route tout en sentant les regards de chaque habitant sur moi. J’observe pour la énième fois les principes de constructions de leurs maisons en bois.
Je campe à la sortie du village, puis comme à l’accoutumé : Petit feu, petites pâtes, petit bonheur.
Je pars à six heure du matin le lendemain, ma tente étant devenu un vrai four même à cette heure. Je repasse en mode automatique sur de la route goudronnée. J’en avais oublié à quel point ce n’était pas agréable. Je repasse la frontière Polonaise deux heures plus tard. Je marche toute la journée sous une chaleur cuisante. Au bout du trente-huitième kilomètres de la journée j’arrive aux abords du village de Szczawnica (j’ai définitivement abandonné l’apprentissage de la prononciation polonaise).
Une scène animale me captive avant de me faire exploser de rire : Un oiseau assez large arrive à attraper une sorte de musaraigne dans un champ ; un second oiseau arrive puis le distrait. Alors vient un troisième qui en profite pour lui détrousser son trésor gigotant. Le second oiseau s’en va avec ce dernier tout en laissant le digne et vrai chasseur tout penaud et coléreux. Belle morale dis donc !
Le village est très touristique, car situé juste à côté des célèbres gorges de Dunajec du massif des Pienimy. En Pologne du sud, environ une habitation sur trois propose des « Pokoje » (chambre). Très abordable c’est souvent la meilleure des solutions pour se loger à bas prix. J’ai envie de rester au moins trois jours dans ce village, je suis vraiment épuisé, j’ai quelques affaires qu’il me faut réparer et j’aimerais bien écrire mon premier récit pour mon site.
Je trouve rapidement une famille me louant une de leurs chambres. Je ne les verrais à peine de tout mon séjour. Je passe de nombreux skype, tris mes photos du mois, écris de longues heures dans les terrasses de café, lave mes vêtements tout en reprenant des forces en mangeant de bonnes spécialités de la région.
Au bout de trois jours je n’en peut plus de l’inertie, il faut que je bouge, que je marche, que j’avance. Ma chambre est un joyeux bordel d’équipements. Je suis à chaque fois impressionné que tout arrive si bien à rentrer dans mon sac à dos.
Je quitte le village au matin ; Il fait terriblement lourd et la pente est raide comme la justice. Je passe là deux heures épouvantables à grimper la montagne qui se dresse devant moi. Mes jambes semblent me tirer vers le sol et mon sac à dos peser une tonne. Je peste tout mon soul contre tout ce qui me vient à l’esprit. C’est bien la première fois en deux ans que je trouve que passer son temps à marcher est complètement stupide.
J’arrive en haut tout faible ; s’arrêter de marcher quelques jours rends le corps toujours un peu long à redémarrer. Je marche sur la crête de la montagne le reste de la journée avant de planter ma tente devant un joli point de vue à 1200 mètres. L’orage gronde au loin mais passe à côté de moi.
Quelle saleté de journée, je m’exclame, le moral était mauvais, la marche ennuyeuse et mes forces aux plus faibles. Heureusement que cette soirée me donne un beau réconfort.
La lumière du jour me réveille à chaque fois vers les quatre heures du matin. J’essaye de partir avant sept heures désormais. La journée est l’exact inverse de celle d’hier. Le chemin est des plus agréables, la vue est superbe, je rencontre une charmante polonaise avec qui je reste à discuter une heure durant, je me remets à l’harmonica, me baigne dans une grande rivière, grimpe cinq-cents mètres en fin de journée en moins de quarante-cinq minutes, traverse des coins splendides puis campe dans une clairière en haut de la montagne.
Tout à l’heure, alors que je passais un petit hameau de paysans, je les observais retirer le foin séché de leur longs mats de bois enfouis dans le sol. Et oui c’est encore à la manière traditionnelle ici, la charrette tirée par les chevaux n’a pas encore pris place dans les musées.
Je décide ce soir-là d’allumer mon feu à l’archet. Il me faut une heure afin de préparer le foret, trouver la pierre adéquate évitant le frottement contre la paume de la main, tailler une planche dans un bois bien sec puis construire l’archet. J’adore cette exercice.
Je m’active, prend la bonne position, fore un premier trou, taille la petite encoche indispensable, place un morceau d’écorce de bouleau sous la planche destinée à récupérer la braise qui se formera puis commence le geste. Le secret de cet art réside à ne pas commencer trop vite à forer. J’augmente la vitesse progressivement, cela commence à fumer de partout, je m’arrête d’un coup, tapote légèrement la planche afin de faire basculer la braise. Victoire il y en a une déjà ! Je l’attise un peu puis la pose délicatement dans un petit nid d’herbes sèches que j’ai préparé. Je souffle délicatement, la fumée devient très épaisse. La flamme arrive, mon nid s’embrase, je suis conquis.
Mon repas du soir est aussi délicieux que mon humeur est bonne : Lentille corail, cube-or, oignons, ail, saucisse et poivrons. Je le déclare officiellement le meilleur plat de nomade de ce voyage !
Deux jours passent, j’ai rejoint désormais un long circuit de randonnée extrêmement bien balisé qui traverse sur près de cinq-cents kilomètres la Pologne du sud, d’ouest en est. Cette marche est un peu le Saint Jacques de Compostelle de la France. La portion du circuit où je suis actuellement est la plus fréquentée, tous les jours je croise de nombreux randonneurs, la plupart du temps ce sont des couples de tous âges. Ils m’est toujours un peu difficile de discuter avec ces derniers. Ils forment une bulle qu’il est difficile de percer.
Les montagnes ne dépassent jamais les 1200 mètres mais les dénivelés restent importants du fait du nombre de ces monts que je gravis chaque jour. Je sors peu à peu de la zone touristique ; je traverse désormais de longues et belles campagnes désertes, croisant une à deux fois par jour des minuscules villages ruraux semblant avoir été figé dans leur temps anciens. Malgré les nombreuses averses je me plais à découvrir cette Pologne sauvage que je ne connaissais pas encore. Je rencontre de nombreuses et magnifiques églises orthodoxes sur le chemin ; c’est à chaque fois un vrai régal pour les yeux que d’observer ces belles structures de bois.
Le seul point qui me désole est cette absence de rencontres depuis plusieurs jours… Les polonais sont certes très joviaux mais je trouve qu’ils manquent de curiosité et de persévérance lorsque la barrière de la langue fait obstacle. Mais je suis à blâmer autant qu’eux, je reste le plus souvent en nature puis a oublié le vocabulaire polonais que je connaissais de l’année dernière.
Je tombe sur une sorte d’air de campement en fin de journée, j’ai l’intention de poursuivre encore ma route lorsque j’aperçois une tente plantée. Je fais alors la connaissance de Kasia et Marcin, deux amoureux parcourant la région à pied pendant une semaine en compagnie de leur chien. Je passe la soirée avec eux, leur apprenant à allumer le feu à l’archet, leur contant quelques péripéties de mon voyage ; ils me parlent de la Pologne, de leurs vies dans la capitale.
L’obscurité apporte un phénomène magnifique que Kasia me fait découvrir. De partout dans l’air s’allument et s’éteignent des centaines de petites lucioles. Il faut apparemment des conditions assez particulières pour que cela arrive.
-Ceux que l’on voit ici sont tous des mâles qui produisent cette lumière afin d’attirer les femelles, m’explique Kasia, on a vraiment beaucoup de chance de voir cela…
Nous terminons la journée près d’un grand feu.
Je marche quatre heures dans une forêt. Décidément je préfère lorsque l’espace est dégagé autour de moi. En descendant je rencontre deux frères et leur sœur faisant l’intégralité du parcours après un échec cuisant l’année dernière pour cause de problèmes physiques. Ils ont la vingtaine et ils me paraissent être vraiment soudés ; c’est beau à voir. Je marche en leur compagnie durant deux heures mais ils décident de s’arrêter à un refuge pour la nuit. Je continue encore trois heures dans un fond de vallée absolument vide de toute pollution humaine. Je croise de nombreux animaux.
A la sortie de cette forêt je reste émerveillé devant un élevage de daims dans une ferme proche. Je marche jusqu’à la tombée de la nuit à travers une large campagne de prairies et champs cultivés. Je ne regrette vraiment pas d’avoir quitté tout à l’heure le balisage pour faire un petit détour dans ce coin.
J’appelle ce soir mon ancien compagnon de marche François, vivant en Finlande depuis voilà trois ans. Il s’apprête à faire une longue traversée à pied dans les forêts et toundras de Laponie. C’est un projet qu’il prépare depuis assez longtemps et je ne peux que lui souhaiter bonne chance pour ce qui lui sera une sacré belle épreuve.
Je campe en haut d’un village. Cela me fait du bien d’entendre toute la vie qui en résonne. Je suis épuisé ce soir-là, épuisé mais fier d’avoir marché mes trente-cinq kilomètres en huit heures. Une épicerie fait mon bonheur au matin, je n’avais absolument plus rien à manger.
J’enchaine encore huit heures de marche le lendemain, la dernière grimpette de la journée me laisse les jambes sciées mais j’ai envie d’atteindre le village de Lubatowa. Mon sac à dos est en train de me laisser de vilaines marques dans le bas du dos, cela à cause du frottement répété et la transpiration qui n’arrange pas la cicatrisation.
J’arrive au village, je m’apprête à planter ma tente dans un petit coin de verdure lorsqu’une famille m’invite à camper dans leur jardin. Personne ne parle anglais mais cela ne les empêche pas de m’apporter le thé ainsi qu’un gros plateau de délicieuses tartines. Je fais un gros repérage de mon futur itinéraire pour les prochains mois. Mes nombreuses cartes d’Ukraine et de Roumanie se retrouvent étalées de partout sur le joli gazon. Je réalise que cela va me prendre beaucoup plus de temps que prévu. Mais c’est tant mieux car j’ai prévu de toute façon de passer l’hiver en Grèce, et au plus tard j’arriverai là-bas au mieux cela sera.
A peine une heure après la reprise de la marche au matin je sens l’intégralité de mes vêtements imbibés du sel de ma transpiration. La première rivière que je croise me sert à nettoyer tout l’ensemble. C’est un véritable bonheur que de marcher ensuite sur les crêtes dégagées et désertes dans un semblant de propre. Je fais une longue pause à un village en dévorant un morceau de pastèque, essuie un violent orage une heure plus tard puis poursuit de longues heures sur des chemins boueux pas du tout agréables. Je termine par dix kilomètres d’une route délabrée toute droite. Je dors sur le haut d’une colline dont le coucher du soleil m’hypnotise ; La combinaison de longs stratus à l’ouest enflamme le ciel comme jamais je n’ai pu le voir avant. Je prends du temps pour les photos.
Les taons ont décidé ce jour-ci de me pourrir la vie, ces saletés de bêtes se posent presque toujours aux mêmes endroits sur mon corps et mettent plusieurs secondes avant de me mordre. Je fais un véritable génocide aujourd’hui.
Heureusement la marche est vraiment superbe, cela jusqu’à je me trompe de chemin, ce qui a pour conséquence de me rallonger mon trajet d’une heure trente. De grosses douleurs aux hanches me paralysent presque lorsque je fais une petite pause dans un village. J’ai dut trop serrer ma ceinture ventrale. J’atteins une gigantesque rivière dont l’eau est encore trop basse pour que les gens afflues en canoé dessus. Je me jette dans l’eau en poussant de grands hurlements de joie.
C’est la pluie au matin et je réalise que j’ai monté ma tente dans une véritable cuvette. Mes sardines plantés dans une espèce de gravier très dur sautent toutes une par une et je me retrouve en caleçon, la toile de tente m’emprisonnant, le tout sous des trombes d’eau qui me font pousser de longs jurons. Heureusement que je prends l’habitude de ranger toutes mes affaires avant de m’endormir.
Je pars bien énervé tout en suivant une route complétement déserte mais qui aura au moins l’avantage de me faire éviter la hauteur de la montagne. Je traverse à pied de nombreux guets ayant débordé sur le bitume. Mes chaussures baignent dans l’eau.
Je retrouve mon circuit après trois heures de dure marche sous la pluie. Un abri pour randonneurs tombe à pic pour ma pause et je la passe en compagnie de trois marcheurs forts sympathiques. Ils vont dans la même direction que moi mais ne prennent à peine le temps de se poser pour cette pause. J’aime pour ma part à disposer d’au moins une heure ou deux.
La pluie cesse, et je marche en suivant désormais la crête sous une brume légère. Un champ de myrtilles fait mon bonheur. Il me faut une grosse motivation afin de repartir. J’aperçois sur le sentier de larges empreintes d’ours, puis sur un tronc d’arbre je remarque que l’écorce a été arraché et griffé très récemment. Sur presque un kilomètre les traces de ces passages, aussi bien par terre que sur l’écorce des arbres se discernent. La forêt ne m’apparait plus du tout comme enchantée tout d’un coup. Je chante et sifflote afin de ne pas surprendre le plantigrade si jamais il est encore dans les parages.
Une heure trente plus tard je sors de la montagne sans avoir fait de mauvaise rencontre sauvage. J’arrive à Cisna au matin. Trois heure plus tard j’arrive devant la récompense et la fin de ma marche en Pologne : Les montagnes des Bieszczadzki. Ces montagnes sont aussi célèbre en Pologne que les Tatras. Hautes en moyenne de 1300 mètres elles se composent d’une succession de longues crêtes complétements dégagées. Les forêts recouvrant les espaces plus bas sont parmi les plus sauvages et vierges de tout le pays, grouillant d’ours et de loups. Je marche les six-cent-cinquante mètres de dénivelés afin d’atteindre la première crête, longue d’une dizaine de kilomètres. Je m’attendais à voir une foule de marcheurs mais la fin de la journée m’est favorable et je ne rencontre que très peu de monde.
J’arrive en haut, tout un panorama s’offre devant moi et j’aperçois l’Ukraine à quelques kilomètres baignant dans la lumière du soleil. Toutes les monts et collines que j’ai traversé ces derniers jours m’apparaissent. C’est tellement beau. Je plante ma tente sur un replat, de façon à pouvoir observer le coucher et le lever du soleil sans avoir à bouger. C’est sans doute le bivouac le plus beau depuis ma reprise il y a de cela un mois et demi. Les trois randonneurs croisés la veille arrivent, ils sont tout heureux de me voir.
-On nous a dit qu’un marcheur avec un grand bâton était déjà en haut ! me dit Dominik, le seul parlant l’anglais.
Nous restons à discuter quelques temps puis ils décident de se rendre au refuge situé à une heure trente de marche, les polonais respectant strictement l’interdiction de camper. Ils m’offrent un cadeau sans prix : De la cire imperméable pour mes chaussures en cuir.
Le coucher de soleil ne se fait pas attendre. Je suis seul à l’observer du haut d’un rocher, seul sur cette magnifique crête.
Je pars à six heures tout enjoué à l’idée de posséder la montagne pendant quelques heures avant l’arrivée des premiers randonneurs. Je m’arrête de nombreuses fois afin de chercher les noms de plantes dans mon bouquin les décrivant. J’ai commencé cet apprentissage depuis quelques jours déjà. Je découvre des mots aux sonorités fantastiques, tels que « chénopode bon Henri » ou encore « rumex alpin ». Mon grand-père possède une grande connaissance des plantes sauvages, j’ai une pensée pour lui à chaque fois que j’en apprend de nouvelles.
Je redescend la première crête tout en n’ayant souhaité en vain que celle-ci ne se finisse jamais. Un parking à touristes est en bas, il y a un monde fou. N’ayant plus que des pâtes à manger, je les fais cuire sur mon réchaud à bois juste devant un énorme panneau « interdit de faire du feu ». Je ne m’attire pas que des regards curieux.
Je reste quelques temps avec un hongrois partant faire le circuit dans l’autre sens. Il a prévu trois semaines de marche en solitaire. Je lui prodigue un dernier conseil avant de lui souhaiter bonne chance :
-N’arrête jamais avant d’avoir trouvé ce que tu ne cherchais pas encore !
La deuxième crête est tout aussi belle que la précédente, à l’instar que c’est la vraie autoroute. Je suis obligé de mettre mes écouteurs lors de ma pause afin de ne plus entendre parler et s’exclamer bruyamment les familles.
A moins de dix kilomètres à vol d’oiseau j’aperçois le point de jonction des frontières slovaques, polonaises et ukrainiennes. C’est à moins de quatre heure de marche et je suis pris d’une soudaine envie de m’y rendre pour cette nuit. Je pars derechef, descend la crête, atteins la vallée, puis m’engage dans un sentier pas du tout fréquenté. J’ai sept-cent mètres à monter. J’arrive au sommet tout fatigué mais tellement ravi. Le vent est puissant, il n’y a personne et le soleil est au couchant. Je crie, hurle, c’est génial de se trouver là. Ma tente est érigée à l’endroit le plus dégagé, je passe une nuit divine après un repas garnit de mon ravitaillement du dernier village. La pluie bat ma toile durant toute la nuit mais cela s’arrête à l’aube. Deux kilomètres plus loin j’arrive devant l’obélisque marquant le croisement des frontières. C’est un moment très fort pour moi.
Malheureusement entrer en Ukraine par les montagnes m’est interdit sans une autorisation spéciale que je ne dispose pas. Je me dois de passer en Slovaquie puis d’atteindre le poste douanier le plus proche, situé à une cinquantaine de kilomètres… J’enrage un peu de ce grand détour mais cela me permettra au moins de pouvoir faire une pause de quelques jours dans ce nouveau pays avant de poursuivre par ces montagnes.
Alors que je m’engage dans un sentier slovaque, je réalise que je quitte pour de bon la Pologne. J’y aurais passé plus de trois mois si l’on compte l’hiver de mon deuxième voyage. Un formidable souvenir restera en moi de ce beau pays.
Il me faut trois heures et huit-cents mètres négatif afin de rejoindre le village de Nova Sedlica. Je marche ensuite dix kilomètres sur une magnifique route suivant des gorges tout en passant par des villages de toute beauté. Cela me fait du bien de revenir pour l’espace de quelques temps à une marche plus calme et moins éreintante. J’ai le choix entre contourner un petit massif de montagnes ou le traverser à l’aveugle, sans cartes ni sentiers. Pas question de marcher quarante kilomètres alors qu’en moins de deux heures je pourrais atteindre l’autre côté. Je me lance boussole en main tout en essayant de me rappeler les indications qu’un habitant m’a donnée. A oui suivre le sud-est… Indication très précise dis-donc…
Je dépasse la crête à travers la forêt, traverse de grands champs, longe les hauteurs puis enfin j’aperçois le village que je visais et devine la route filant à travers la vallée. J’y arrive épuisé mais tout heureux. J’en avais oublié les formidables sensations que procurait l’avancée incertaine dans la nature.
L’endroit est complétement paumé, je suis la route déserte sur près de sept kilomètres. Mes blessures dans le bas du dos me font souffrir le martyre. Enfin j’arrive au village de Ubla, dont le poste frontière se trouve à moins de deux kilomètres. Je m’offre trois glaces dans un petit bar en guise de récompense.
Je campe dans un grand champ où de nombreuses cigognes vont et viennent sans trop se soucier de ma présence. Je me fait réveiller par deux policiers me demandant mon passeport tout en s’interrogeant sur ma présence. Ils s’en vont rassurés.
Je pars d’un pas joyeux aux premières lueurs du soleil. Je chante sur la route, rigole, c’est toujours enivrant d’arriver dans un nouveau pays. La frontière m’apparait ; la douanière tire une vraie gueule d’enterrement tout en me laissant passer, les voitures elles ne sont pas près de passer : Le temps d’attente en moyenne est de trois à quatre heures. Raison de plus d’opter pour la marche à pied !
Jérôme
Quel voyage !!! Vous admire et certes je n’aurai ni la persévérance ni cet enthousiasme pour cette vie de nomade solitaire. Vos récits toujours très captivants et d’un grand réalisme me font suivre , vos cheminements comme si j’étais le pigeon volant et voyageant. Vos photos sont trop trop belles. Bon RDV à votre prochain journal, confortablement installée dans mon fauteuil . Faites nous rêver de voyages. Comme vous le dites, Pigeon voyageur.