Un sac à dos chargé pour plusieurs jours de nourriture ainsi qu’un environnement isolé accueillant son porteur est une douce recette à page ouverte sur quelques essentiels oubliés.
Les états d’autonomies en montagne (ou autre régions isolées) sont des expériences me plaisant de plus en plus et dont je me rends compte n’en avoir exploré qu’un infini pourcentage de la puissance et de l’inspiration qu’elles peuvent apporter sur l’esprit si celles-ci sont effectuées dans des conditions de difficultés et une durée suffisamment longue.
L’itinéraire repéré, les points d’eau relevés et le matériel adapté sur soi, la notion d’engagement prend alors tout son sens lorsque je me revois à l’entrée de chaque nouveau massif ou chaine à devoir traverser. Ce que j’apprécie en tout premier : que cela ne soit pas une boucle mais bien un passage obligé si je tiens à continuer ce fil de kilomètres que je déroule depuis si longtemps. Les détours par les routes étant pour la plupart du temps possibles je tiens garde à ne les utiliser qu’en cas de derniers recours. La fierté personnelle et l’apprentissage ne sont généralement pas compatible avec facilité et déjà-vu.
L’appréhension et la peur ne tardent pas à être remplacé par l’excitation et l’envie de découverte si la familiarité avec ces deux premiers sentiments est assez connu de la personne pour pouvoir les transformer en ces deux derniers.
Une fois la marche engagée l’esprit migre alors vers un mode rarement activé de nos jours : celui de la vigilance, de l’alerte permanente et de la responsabilité de sa propre personne sur un terrain inconnu comportant risques et embuches. L’état solitaire n’autorise pas beaucoup de faux pas lorsqu’il s’agit d’une vie en nature, une certaine maturité me parcourt le corps à chaque fois et amène son lot d’émotions la composant : l’appréciation d’instants à travers de nouvelles perceptions, la simplicité des besoins, le devoir de prendre soin de soi, l’égocentrisme sain offrant une écoute attentive de son être.
On parle souvent de renouement avec l’essentiel mais cette phrase est souvent mal interprétée et comprit simplement sur la moitié de sa composante. Ces états de marche d’autonomie offrent un but avec un cheminement obligatoire dont son déroulement aléatoire en définit pratiquement la structure du sens du bonheur (qu’elle phrase puissante j’ose écrire veuillez m’en pardonner) qui s’en trouve alors écrite dans chaque instant que durera ce cheminement. Je ne considère jamais cela comme des joies parfaites car il en manque toujours la pièce maitresse à l’image d’une clef de voute : celui d’un partage avec un être aimé à ces côtés. Mais je m’en suffi pour l’instant et considère ces moments comme des leçons d’apprentissage dont j’aime en potasser les fiches de révisions tout en n’omettant jamais d’en constituer de nouvelles.
L’essentiel veut dire ce qu’il veut bien dire : celui de respecter un équilibre d’émotions qui vient souvent à se briser lorsque celui veut être trop prévu ou trop désiré dans la facilité. Les sentiments délaissés à cet équilibre ne sont pas forcément agréables sur le moment et sont pour la plupart ceux dont la société nous a hautement recommandé de ne pas trop les essayer. Et de peur de quoi ? Que certains yeux s’ouvrent enfin ?
Avoir faim, soif, être alerte et prendre conscience du risque permanent entourant sa silhouette, se sentir seul par choix, les récompenses d’avoir éprouvé ces ressentis n’arrivent que bien après, souvent lorsque l’on ne s’y attend pas et sous forme de découvertes de réalités parfois tristes ou belles, de chemins ouverts en nous-même devenant exponentiels, de nouvelles attractions d’évènements que notre Etre attire alors.
Il est beau de voir à quel point le sentiment d’extrême fragilité arrive à l’esprit lors de ces moments. Ceux l’acceptant se rendent alors compte de la qualité de privilégiés qu’ils occupent à l’instant même.
Le temps s’écoule à une vitesse bien différente sans pour autant qu’il laisse une envie de s’arrêter pour penser. Avancer devient une manière d’accélérer cette dernière et il est parfois dur de la voir ralentir au moment des pauses. Paradoxalement le puissant écho de celle-ci est d’autant plus énergivore car, n’étant pas habitué à la sentir autant libérée de tous problèmes et préoccupations (autre que celui de trouver son chemin et de ne pas se blesser), rêves, pensées et projets arrivent soudain en masse et demandent alors à être trier, comprendre, reporter. Un vrai travail de bureau.
Le retour dans les villages après ces moments intenses est un plaisir d’appréciation rare. Cela ne dure qu’un trop bref moment mais suffisamment pour apercevoir le contraste saisissant des besoins premiers qui foutent vite la male tout en laissant résonner dans leur sillage de fuite un message presque trop évident rappelant ce que le mot essentiel veut vraiment dire. Ce déchiffrage comporte bien sur un code qui faut réussir à percer à jour, cela prend du temps, de l’énergie, de la persévérance mais ces trésors n’ont aucun prix car ce code offre alors des possibilités infinies de nouvelles traductions.
Malgré ma fatigue de ce passage enneigé je décide de marcher jusqu’aux abords de mon premier village monténégrin. Comme toujours à chaque nouveau pays je suis empli d’une excitation allant de la joie débordante au simple sourire hagard se dessinant en continu sur mon visage.
Une piste défoncée par les intempéries me fait traverser la vallée s’étirant en direction d’une large plaine ouverte. Trois hommes sont occupés à charger de lourdes pierres dans leur camion tout terrain. Deux parlent anglais et l’autre un peu le français. Ils ne veulent pas me croire lorsque je leur dit être venu de Valbona. Ils finissent par le faire à la vue de mes photos et de ma trace gps. Je reste trente minutes en leur compagnie, à parler de tout et de rien et à me faire apprendre les rudiments du serbo-croates. Pour moi et ma mémoire de poisson rouge.
J’établis mon campement une heure plus tard, dans le champ d’un paysan qui se contente de me faire un signe amical de la main de loin en le complétant d’un pouce levé. Mes pâtes aux sardines, après cette journée si éprouvante, sont les meilleures de l’année ce soir.
Le réveil se fait en chantant et en dansant tandis que je commence la journée sur un chemin longeant une sublime rivière. La changement du pays saute aux yeux par des centaines de détails dès l’apparition des premières habitations. La forme des maisons, le regards des gens moins curieux mais semblant plus chaleureux, l’état des chaussées… J’arrive au village de Gusinje où je m’installe dans un café afin d’obtenir quelques informations sur mon parcours monténégrin. Le serveur me tient compagnie, m’offre le chocolat chaud et m’apprend une foule de vocabulaire. Plus tard les gens tiennent à m’aider dans chaque coin de rue et finissent toujours de la même façon : une grande tape sur mon épaule de leurs larges mains et de leurs beaux sourires.
J’ai donc devant moi la traversée entière de la chaine de montagnes des Balkans : les Alpes dinariques, qui ne sont en fait que le prolongement des Alpes. Il y quelques mois, en cherchant un peu, j’étais tombé sur un article parlant d’une voie de randonnée en cours de balisage appelé « Via Dinarica » et correspondant parfaitement à l’itinéraire que je pensais marcher afin de rejoindre l’Italie, cela par le Monténégro, la Bosnie, la Croatie ainsi que la Slovénie. Ayant de bonnes cartes générales au 1/200 000° et de mon gps contenant celles plus précises je suis donc au départ de cette traversée de mille cinq cent kilomètres qui m’amènera aux abords de la ville slovène de Ljubljana. Bien entendu l’ensemble du tracé restera un simple fil sur lequel je n’hésiterai pas à m’en écarter et à le modifier à ma façon.
A peine marché deux heures dans les campagnes que je monte de nouveau un pan de montagnes bloquant mon passage pour une autre vallée. Le sentier effacé que je trouve est empreint d’une bonne couche de neige mais la beauté et le silence de la forêt tout autour ne m’en formalise pas le moindre du monde.
Je redescend la pente opposée en fin de journée jusqu’à atteindre une route de terre au milieu d’un vallon seulement troublé par quelques fermes où s’activent de solitaires paysans.
Une jeep de la police des frontières se pointe. Les trois bonhommes me contrôlent en semblant porter plus d’attention sur le pourquoi du comment de mon voyage que sur la frontière de l’Albanie que j’ai passé en toute illégalité.
Je campe un peu plus loin, fait trempette dans une eau glaciale puis rentre me glisser dans mon moelleux sac de couchage après avoir taillé une petite cuillère dans un joli bout d’hêtre.
Il existe deux manières de planter sa tente en fonction des saisons : durant l’automne et l’hiver je chercherai à la placer de sorte à capter les rayons du soleil dès l’aube afin d’avoir un gain de chaleur et un séchage de la tente rapide. Durant le printemps et l’été c’est tout l’inverse car la chaleur du matin est souvent insupportable dès sept heure du matin. Mais en ce moment, passage lent du printemps, je peux profiter du soleil du matin sans encore en subir la fournaise sous mon abri de nylon. De l’aube jusqu’à dix heure je ne peux m’arrêter de lire tant cette chaleur m’hypnotise.
Sur la piste de la veille une voiture me croise puis s’arrête à mon niveau. A l’intérieur se trouve quatre scientifiques faisant des recherches sur la truite des rivières des alentours. Nous parlons poissons et marche à pied.
-Tu sais quoi ! Nous avons encore deux heures de travail à faire mais nous logeons dans un chalet au prochain village. Ça nous ferait plaisir de t’avoir pour un bon repas.
Dix kilomètres plus loin, sur la place du village de Andrijevica je retrouve mes quatre compères semblant tout content de leur matinée. Leur travail consiste principalement à faire des mesures, pesées et observations d’échantillons aléatoires de truites. Pour les attraper ils me font voir leur grosse batterie électrique se terminant comme une petite canne à pêche.
Parvenu à leur chalet, le barbecue est allumé et les poissons, après avoir été répertoriés, sont vidés et cuits en compagnie d’oignons et de bonnes côtelettes de porc. Danilo, le professeur des trois étudiants qu’il a à ces côtés, semble être à leurs yeux comme un ami de longue date plutôt qu’un enseignant hiérarchique. Lorsque je leur parle de mon dernier pays ils rigolent tous en ne me cachant pas le moindre du monde leur animosité envers l’Albanie qu’ils considèrent comme de simples « voleurs de culture ». Encore une fois une règle du voyageur consiste à ne jamais prendre trop parti tout en se contentant de voir chaque dire de rencontre d’un œil extérieur exempt de tout jugement.
Désirant atteindre avant la nuit le haut d’un plateau que je compte traverser en moins de deux jours je les quitte deux heures plus tard, titubant bien comme il faut après les deux bières et les trois rakija avalés.
Sous estimant encore une fois le pouvoir de cette eau de vie de malheur, je n’ai pas fait cinq kilomètres que je tombe ivre de sommeil dans un champ et érige vite ma tente afin de sombrer dans une longue sieste.
Mon matin me fait circuler entre plusieurs pans de prairies entrecoupés à chaque fois par des barbelés que je dois escalader. Un vrai sport. Je récupère enfin un chemin s’élevant à travers des ensembles de maisons où la vie parait être bien agréable pour les habitants. La différence avec l’Albanie ne cesse de se montrer. Je me rends compte à quel point l’intensité qui y régnait était forte alors que l’entrée dans ces pays de l’ex-Yougoslavie montre un climat de vie d’une ambiance d’une toute autre chaleur.
J’arrive sur les hauteurs d’un plateau vallonnée encore très enneigé. C’est le parc national de Biogradska Gora, qui est complétement désert et le restera jusqu’à début juin. J’ai la pensée que ce mois de marche avant la fonte définitive de toute neige va se passer dans une grande solitude et de belles difficultés.
La végétation dans ce parc apporte un lot de changements qui me ravi : le retour des résineux et des bouleaux (qui me manquaient cruellement pour son écorce que j’utilise en allume feu) ainsi que la fin de ces buissons ardents bloquant tout passage hors des sentiers.
La montée jusqu’à mille sept cent mètres me prends longtemps et ce n’est malheureusement que la partie la plus facile de ma journée. Je m’embarque dans une folle marche à contourner les collines et monts, cela à travers un calvaire blanc dont mes pieds s’en trouvent très vite glacés et trempés. Les heures s’écoulent en même temps que mes grognements de gentille contestation. Comme toujours j’ai appris à connaitre cette belle formule alliant persévérance, non inquiétude et foi en la récompense surprise de la fin d’effort.
J’atteins le haut plateau silencieux laissant apparaître plusieurs fermes et cabanes fermées à double tour depuis le début de l’hiver. Les trois derniers kilomètres de la journée me prennent presque deux heures et c’est tout heureux que je débouche sur une piste de terre ayant été dégagée dernièrement. Surement pour la station militaire que j’aperçois au loin, perchée sur une montagne solitaire.
Un regroupement d’une trentaine de chalets, destinés au tourisme l’été, apparait alors que la nuit et ma fatigue commencent à tomber. Il n’est jamais rare que les clefs d’une maison vide dispose de caches plus ou moins faciles à trouver. Après une fouille attentive de l’extérieur de quinze chalets je trouve l’objet tant convoité sur la seizième, disposé sur le linteau d’une porte en bois rustique. Cris de joie, remerciements de madame vie puis j’entre vite m’installer confortablement à l’intérieur. Un grand lit poussiéreux et moelleux accompagne tout un ensemble de jolis meubles dont la cerise sur le gâteau se trouve être un gros poêle à bois disposant d’une bonne réserve de bois sec. Une heure plus tard je suis en caleçon dans la pièce surchauffée, avalant mon deuxième litre de thé à la myrtille, tout en regardant sur mon ordinateur « Le seigneur des anneaux – Les deux tours » (en version longue bien entendu). Le vent s’étant levé dans la nuit froide, son mugissement contre la structure de ma cabane ne pourrait mieux convenir pour la scène de l’assaut du gouffre de Helm. Rohirrim !
Le ciel grisâtre et les rafales de vent ne laissent rien présager de bon pour la journée. J’ai la chance de pouvoir marcher sur la piste dégagée sur cinq kilomètres avant de retrouver les joies de l’avancée dans ces paquets de neiges mouillées dont je commence étrangement à m’en habituer. Le paysage autour est d’une beauté glaçante. Les nuances de couleurs du ciel agité sont dignes d’une palette d’un peintre en pleine dépression. Les empreintes de loups et de lynx tracent un labyrinthe aléatoire de leurs va-et-vient des derniers jours. Une violente grêle et un vent glacial laissent enfin place à une percée du soleil pour le bonheur de mon appareil photo.
J’arrive en vue du village de Mojkovac dont sa vallée se dessine encore bien loin. Voulant descendre le plus vite possible afin d’atteindre le bas du plateau je me lance dans une amusante glissade sur les fesses d’une longue pente déclive. La descente des quatre-cent mètres négatif me prend moins de cinq minutes. Enfin j’arrive le long d’un cours d’eau marquant la fin des déboires de neige.
La douche dans la rivière me fait un bien fou. Propre et joyeux je repars pour huit autres kilomètres sur des chemins plus ou moins faciles mais qui finissent par me mener devant les premières maisons de Mojkovac.
Le village n’est qu’un passage au lendemain. Sous une pluie drue j’achète simplement pour trois jours de nourriture avant de suivre la large rivière Tara sur de vieilles routes pleines de charme et d’humidité. J’observe la vie des hameaux dispersées, des vies rurales dans ce pays encore préservé d’une masse touristique se contentant pour l’instant de voir les balkans comme seulement en Croatie et Slovénie.
Je n’ai pas la force de passer sur les hauteurs de mon dernier plateau monténégrin. Le toit de ma nuit n’est rien d’autre qu’un perron d’une bâtisse de béton cadenassée. Je ne demande pas mieux du tout. Un abri couvert, la vue sur les eaux troublées par la pluie et un peu de bois sec pour les pâtes et le thé sont de vrais trésors de nomades lorsque l’appréciation en est véritablement assimilée.
Le mercure journalier remonte progressivement et marque à peine trois degrés durant la nuit. Une brume épaisse m’accueille à la place de l’averse continue de la veille. Je dégotte un ancien sentier de berger, montant sans lacets et droit sur un pan de montagne en cuvette. J’aime ce genre de passage abrupte ne faisant pas dans la fioritures. Ils sont à la manière de ces gens parlant directement, sans faire de détour en mauvaise séduction, amenant le sujet rapidement même si cela doit faire mal.
Deux heures d’efforts pour atteindre les mille six cent mètres ne sont pas de trop. Je progresse au centre d’une large prairie entourée par des formations calcaires grandioses dont le brouillard dissimulateur n’est là que pour offrir une touche supplémentaire de mystère autour de ces lieux.
Un maigre cheval est attaché à un arbre près d’un ruisseau. Je me demande bien depuis quand son maître n’est pas venu lui rendre visite. Surement plusieurs jours à en entendre les hennissements qu’il me lance. Il s’est enroulé une des pattes arrières avec sa chaine d’attache et ne peux se déplacer que de quelques mètres. Tremblant de peur je parviens à le libérer en lui soulevant le sabot délicatement et tout en déroulant la chaine autour de celui-ci. Une fois libre une impulsion de liberté le prends soudainement et je le regarde courir de partout dans le rayon que sa chaine lui autorise à parcourir.
Je me pose une heure à ces côtés, lui sacrifiant même un gros bout de pain de mon sac de vivres. Ce nouveau copain arrête soudain d’être effrayé pour être d’un coup très intéressé.
Grimpant encore deux-cent mètres j’arrive dans un paysage de collines aux formes douces et agréables à parcourir et laissant apparaître de temps à autre des rochers pointus, hérissés telles d’anciennes forteresses d’un autre monde. L’herbe est grasse et sèche et en est presque exempt de neige. Je ne vois tout bonnement pas les heures s’écouler tant les secondes me paraissent n’avoir aucune prise sur les instants de ces moments.
Le plateau se révèle vraiment gigantesque, possédant d’immenses étendues s’étirant par moment sur des longueurs de plusieurs kilomètres que je parcours à l’azimut, ayant abandonné le sentier depuis bien longtemps. J’arrive devant quelques fermes désertes dont une possédant une grange ouverte. La nuit n’est pas tombée mais je ressens d’un coup une grande fatigue physique des efforts de ces derniers jours. Les dénivelés constants et la neige sont de grandes avaleuses d’énergie.
Tout en grignotant un morceau de bœuf séché je termine le livre « Le parfum » de Patrick Süskind dont j’avais adoré le film. Tel que me l’avait dit l’ami me l’ayant conseillé, dans ce livre chaque page possède une odeur.
Le soleil revient de sa bouderie au lever du rideau matinal. L’environnement de la marche du matin prend soudainement en beauté de ce qu’il perd en espaces plats. Les étendues de monts et forêts paraissent sans fin et je jouis encore une fois de cette puissante énergie de liberté que l’immensité à le pouvoir d’apporter à celui la parcourant pas après pas.
Je me dirige vers une masse verte de gros résineux où quelques renards et lièvres apeurés s’enfuient à mon approche bruyante.
Rejoignant une des pistes traversant le plateau je l’accompagne sur douze kilomètres avant de voir pointer à l’horizon plusieurs habitations occupées. Je peux enfin remplir mes gourdes d’eau dont je n’avais pu le faire depuis le ruisseau de mon ami le cheval.
Une heure plus tard j’ai l’estomac complétement retourné et une fatigue soudaine me fait presque tourner de l’œil. L’eau de ce fermier n’était décidément pas la meilleure du coin.
Ma tente à peine montée je dégobille par saccades mes deux derniers repas. Je reste à trembler de froid et de fatigue jusqu’à trois heures du matin avant de sombrer dans un lourd sommeil.
J’entre au lendemain dans le village de montagne de Zabljak, situé à mille cinq cent mètres d’altitude et disposé à l’entrée du très réputé parc national du Durmitor dont ces montagnes enneigées agissent comme le rôle d’un poste avancé gardant un côté du plateau immense.
Un groupe de personnes est en train de dépecer un veau dont la carcasse pend mollement le long d’un grand trépied de bois. En me voyant passer ils me font signe de venir assister à la boucherie. Un solide gaillard armé d’une grosse hache fends la bête en deux dans un concert de bruits dont mon estomac encore fragile n’est pas encore en état d’apprécier.
Le village est assez touristique pour posséder une auberge de jeunesse tenu par un monténégrin d’une trentaine d’années accompagné de sa femme australienne et de leur jeune enfant. Alex est un fou de montagnes semblant en avoir parcouru presque autant que moi. Il me déconseille grandement de traverser le massif du Durmitor en ce moment à cause de la neige.
Je reste cinq jours à me reposer dans ce lieu si calme et attracteur de randonneurs. Deux agréables rencontres du nom de Delphine et Charles, des français voyageant seul de leurs côtés, me redonnent une belle énergie afin de repartir à l’assaut des montagnes des Balkans.
Je quitte Zabljak sous la pluie. Une silhouette en train de courir me rattrape moins d’un kilomètre après le village. Je reconnais là une chinoise de l’auberge dont je n’avais fait la connaissance qu’au matin même.
-Ouf !! J’ai cru que je ne te rattraperais jamais ! Je voulais t’offrir ce petit cadeau avant que tu partes. Les voyageurs d’aujourd’hui sont devenu tellement ennuyeux que ça fait du bien d’en rencontrer certain qui le font réellement !
La cadeau n’est rien d’autre qu’une énorme tablette de chocolat. La comparaison avec les autres « backpacker » me trouble légèrement. C’est en partie une triste réalité que je vis à chaque nouveau lieu de passage et dont des exceptions arrivent par moment pour confirmer la règle. Mais elles sont de plus en plus rares malheureusement.
Le soleil apparait trente minutes plus tard. J’ai comme cette impression par moment que la météo ne se contente pas d’écouter juste la pression atmosphérique.
Contournant le massif du Durmitor sans en éprouver un profond regret, j’emprunte une route montagneuse encore obstruée par la neige. Le panorama sur les deux longues vallées est splendide, la marche dans le silence l’est encore plus.
La pluie revenue je rejoins le plateau habité en coupant à travers les prairies foulées par les nombreux troupeaux de moutons accompagnés comme toujours de leurs bergers paraissant être complétement insensibles aux averses.
Une grande mère hilarante me remplit mes gourdes d’eau tandis que son gros chien m’accompagne sur trois kilomètres sans éprouver le moindre besoin de revenir sur ces pas avant la nuit. En train de chercher un abri dans les granges environnantes un homme m’indique plusieurs cabanes, plus apparentées à des niches vu leurs tailles et leurs formes. Une fois installé dans l’une d’elles mon pote toutou passe un peu de temps avec moi avant de se déclarer mon garde du corps de cette nuit en se couchant devant la porte et en grognant à la moindre apparition de voitures ou d’autres chiens.
Un orage éclate au milieu de la nuit. C’est décidément une symphonie dont je ne pourrais jamais me lasser.
A travers des lacets interminables, une route me mène jusqu’en bas du plateau, le long du canyon de Piva. Les eaux immobiles d’un bleu presque azur sont à l’image des fjords de Norvège et me remémorent soudain de bons souvenirs.
Je pars faire mes courses pour quatre jours au village de Plužine, ma dernière possibilité de ravitaillement avant l’entrée en Bosnie.
La route se poursuit sur encore vingt-deux kilomètres dont j’abat cette distance en moins de cinq heures. De nombreux tunnels la jalonnent et quelques crises de bonheur font leurs apparitions dans ma petite tête. Des chants hurlés et concerts d’hurlements de loups au milieu de ces roches leurs sont sans doute préférables aux bruits de camions et voitures passant de temps à autre.
Un van aménagé de deux retraités allemands s’arrête et nous bavardons pendant trente minutes de voyages. Je me rappelle juste à temps que les élections présidentielles française étaient la veille et ils m’apprennent l’heureux gagnant de cette vente aux enchères répugnante dont je suis bien content encore une fois d’avoir échappé à cette insupportable pression des quelques engagés (et enragés) politique fermés d’esprit ne comprenant pas que d’autres réponses existent aux vignettes « candidat 1 », « candidat 2 » et « neutre ». (Rhoo le hippie)
Mon passage pour la Bosnie se fera par les montagnes. Pas forcément légal mais hors de question de marcher deux jours en détour pour de l’asphalte ennuyeux.
Commençant à être bien fatigué après le trente septième kilomètre de la journée, je me dirige par une route cabossée vers le hameau de Mratinje situé au pied du parc national de Sutjeska. Une voiture de la police des frontières arrive et me retient trente longues minutes. Ces deux gros imbéciles en uniformes croient, et ils n’ont pas tort, que je m’apprêtent à éviter le passage de leur frontière officielle. Ils finissent par me laisser partir à contrecœur après un bobard avalé comme quoi je ferais demi-tour dès demain.
Mon dernier hameau monténégrin est bien endormi mais semble quand même faire de beaux rêves. Dans un jardin un bricoleur s’est fabriqué un alambic artisanal à l’aide de quelques cuves et tuyaux en cuivre. Dire que les tournées de raki sont loin d’être finies pour moi…
Je jette mon bivouac sur un replat caché de tout regard. J’étudie l’itinéraire du lendemain après un repas chaud revigorant : mille quatre cent mètres de dénivelés positif à travers un massif de montagnes qui risque de me faire voir toutes les nuances de blancs possibles. Que je peux aimer cette peur qui me parcours le corps à la simple idée de me lancer seul là-dedans.
Le temps est grisâtre au matin. Je monte les premiers sept-cent mètres presque facilement. Une neige molle mais encore bien épaisse apparait peu après dans de longs et pentus couloirs. Après une horrible pluie verglacée, voilà qu’il se met à neiger à gros flocons. Le brouillard ne tarde pas à rejoindre la fête et me voilà à marcher à l’aveuglette en suivant mon gps ne possédant pas d’autre information que celle des courbes de niveau. Le paysage d’un blanc laiteux hivernal amène une ambiance d’intensité du moment forte et belle. Parvenu à deux mille cent mètres c’est soudain un silence presque dérangeant qui me surprend. Le moindre son est étouffé, mes pas sont à la manière d’une avancée méditative.
La redescente sur l’autre versant est une autre galère : pentue à l’extrême et recouvert de nombreux pierriers, je descends à la manière « ski » c’est-à-dire en glissant sur mes deux pieds en contrôlant la vitesse et mon équilibre avec mon fidèle bâton.
La brume se dissipe soudain, révélant en contrebas un spectaculaire lac en forme de cœur. C’est le lac de Trnovačko, marquant la frontière de la Bosnie-Herzégovine.
J’arrive devant le rivage une heure plus tard, épuisé mais heureux comme un pape. Une cabane se trouve à côté. Un corbeau mort est pendu par les pattes le long d’une branche d’arbre et se balance d’une façon bien sinistre.
Je poursuis encore deux heures interminables, dans des forêts et collines détrempées m’emmenant devant trois refuges fermés. Sous une pluie-neige ne paraissant pas vouloir s’arrêter je me rends compte que je suis soudain tout tremblant de froid et hagard de fatigue.
Je crochète l’un des cadenas d’un des refuges et trouve mon bonheur à l’intérieur, à savoir un poêle à bois, des bons lits, une sympathique sourie et une conserve de sauce tomates-poivrons. Des bougies illuminent mon carnet de voyage moleskine dont je remplis de notes et pensées sa page quotidienne. Je termine ensuite les derniers centimètres de mèche paraffinée par la lecture de quelques chapitres de « La ligne verte » de Stephen King.
Le blanc s’est installé au réveil. Il a dut neiger une grosse partie de la nuit. Je pars tôt tout en descendant la forêt pour arriver à sept-cent mètres, au croisement d’une route de bitume peu fréquentée.
Le temps m’est à peine donné pour souffler quelques kilomètres sur le plat que je repars à l’ascension d’un autre versant de montagne, cette fois épargné par l’enneigement. Progressant dans des bois d’hêtres, je marche en permanence sur des champs sans fin d’ail des ours, dont je mâchouille en permanence ces feuilles afin de garder cette saveur forte et fraiche dans la bouche.
Arrivant sur les plaines de mille-cinq cent mètres c’est soudain un paradis de marcheur qui me saute aux yeux : brises rafraichissantes, chamois se baladant au loin et un lac dont je plante ma tente à proximité.
Au lendemain un violent vent d’ouest ne me lâche pas de toute la journée. J’enchaine les grimpettes de plusieurs montagnes à deux-mille mètres s’affichant sur chacune d’elles des panoramas à couper le souffle sur l’étendu de ce grand massif. Je descends en direction d’un refuge que ma carte indique. Des champs entiers de crocus se sont répandus sur certaines plaines dégagées. C’est une vraie tragédie que de devoir les écraser.
Au détour d’une colline, tout heureux du soleil revenu et de l’arrêt proche de la journée, voilà que mon cœur s’arrête d’un seul coup à la vue d’un ours noir, sans doute une mère, accompagnée de ces quatre oursons se pressant de s’enfuir à la queue leu leu tandis que la génitrice se met brusquement sur ces pattes arrières puis me fixe les oreilles dressées, le museau bougeant de haut en bas.
A plus ou moins soixante mètres le face à face dure moins de dix secondes et me laisse les jambes flageolantes de terreur une fois le plantigrade décidé à rejoindre ses progénitures. Je me ressaisi vite puis pris de curiosité je pars dans leur direction afin d’essayer d’observer leur retraite dans leur abri (rhoo le débile !). Trois-cent mètres plus loin en levant la tête voilà que j’aperçois les quatre petits oursons grimpant sur un amas de neige disposé à l’entrée d’une étroite caverne située sur une hauteur d’une colline. Le moment est beau, je le savoure pleinement avant de me rappeler qu’une maman ours très protectrice rode dans le coin.
Je marche deux kilomètres en état d’alerte me faisant me retourner toute les cinq secondes. En arrivant devant le refuge repéré j’aperçois à cinquante mètres un énorme sanglier devant peser pas moins de cent cinquante kilos. Il ne m’a pas vu et traverse sans se presser l’étendue de la prairie avant de disparaître dans les bois. J’ai souvent été prévenu à propos de ce genre de sangliers gigantesques peuplant les bois de Monténégro et Bosnie. Leurs instincts olfactifs leurs permet apparemment de sentir directement la localisation de l’artère fémorale de l’homme dont il fonce dessus sans réfléchir et l’ouvre en quelques secondes à l’aide de ces canines acérées. J’ai encore en tête l’histoire d’un monténégrin rencontré la semaine dernière et m’ayant raconté avoir vu son meilleur ami se faire tuer juste devant lui par un de ces monstres puis ayant dut transporter son cadavre sur près de quinze kilomètres.
La cabane servant de refuge est fermée à clef. Etant hors de question de dormir sous la tente ce soir j’enfonce la porte d’un coup de pied. A l’intérieur je trouve avec surprise des pennes de rechange dont je le change avec le tournevis de mon couteau suisse. Le vent mugit contre les planches des murs mais je passe là une nuit des plus agréables me sachant bien en sécurité.
Il n’y a encore tellement personne le lendemain. Je me fais la réflexion que ma première rencontre bosniaque aura été un ours avant même d’apercevoir la moindre silhouette d’un habitant.
Je traverse une forêt grimpant lentement sur une lande calcaire. Encore une fois le relief karstique, ces ensembles de formes de roches érodées provoqués par l’infiltration de l’eau circulant de manière souterraine, est présent autour de moi. L’action de l’érosion étant inégales, les roches les plus résistantes forment les reliefs tandis que celles plus fragiles se transforment en creux. Ces paysages ruiniformes uniques laissent apparaître de fantastiques sculptures et modélisations du terrain que j’observe avec attention lors d’une pause sur une colline en grignotant un lard salé particulièrement délicieux.
La neige me freine un peu sur des hauteurs à deux-mille mètres, mais j’arrive à quitter le massif avant la fin de la journée. Dans une prairie de buissons et d’herbe moelleuse j’établis mon campement. Kalinovik est mon premier village bosniaque, je le traverse au matin, après une fantastique douche dans une rivière, plus que nécessaire.
La langue est la même que le Monténégro, l’ensemble de ces pays avec la Serbie, la Croatie et la Slovénie formant l’ancienne Yougoslavie dont la langue du serbo-croates, d’origine slave, ressemble quelques peu au polonais et au russe.
Je me ravitaille pour six jours, mes prochaines étapes n’étant pas prévues pour se faire dans des coins touristiques. Fatigué par ces derniers jours je campe sur une colline surplombant le village et me repose tout l’après-midi dans l’ombre de mon abri.
Je commence à prendre l’habitude à monter et descendre jour après jour. Depuis mon départ de Tirana j’ai dut perdre pas loin de quatre kilos tout en ayant gagné un sacré paquet de nouveaux muscles. Même mon short d’ordinaire serré par des boutons rajoutés, se fait de plus en plus lâche.
Visant un autre plateau calcaire je traverse les hameaux tout en n’omettant pas de saluer chaque berger au loin. C’est une règle que je respecte depuis l’Ukraine.
Deux chiens viennent me voir et ne me quitte plus une fois les premières caresses offertes. L’un deux, un chiot de quelques mois, se débrouille pour tenir deux kilomètres avant d’abdiquer. L’autre, un sympathique batard noir tenant du doberman, est infatigable et m’accompagne de longues heures. Vue la solitude qui réside dans ces immensités de ces plaines d’altitude c’est une grande joie que d’avoir ce compagnon à la langue pendante et aux yeux profonds.
Après huit kilomètres de marche sur le massif voilà que je trouve soudain plantés au sol de nombreux panneaux indiquant la présence de mines antipersonnels, cela en indiquant exactement l’endroit que je viens de traverser sans suivre aucun sentier. Bon et bien c’est passé au moins…
Les mines de Bosnie (et de Croatie) sont un sujet d’actualité assez effrayant, dont les nombreuses mises en garde sur internet et par les habitants arriveront à faire renoncer le plus brave des randonneurs. Bien que vingt ans se soit écoulé depuis la guerre le nombre de mines restantes (plusieurs différents types) reste estimé à plus de cent milles rien qu’en Bosnie. Les panneaux les indiquant se trouvent pratiquement de partout et apportent une ambiance assez étrange aux lieux.
Sur une crête arrive soudain un mauvais grain assez violent abattant une grosse quantité de grêle. Accroupi et à l’abri sous ma cape de pluie en attendant la fin de ce déluge, mon ami le chien vient se réfugier avec moi pour quinze minutes de belles conversations et de léchouilles de remerciements de sa part. Il y aurait eu une belle photo à faire…
Les nuages gris soufflés, mes pas finissent de me porter jusqu’au soir, après une descente dans une étroite vallée. Mon pauvre compagnon aux quatre pattes lui a soudainement fichu le camp dans un concert de couinements apeurés. J’ai la désagréable pensée qu’il s’est fait mordre par les nombreuses vipères présentes et invisibles. Une espèce particulièrement ne me fait pas lâcher des yeux mes pieds : la vipère cornue ou ammodyte. D’une taille impressionnante pour son espèce (jusqu’à un mètre) et se reconnaissant facilement par sa corne terminant le museau, elle a la fâcheuse manie de ne jamais s’écarter à l’approche d’une personne ou animal. La raison tient dans le fait de son entière confiance dans le venin de ces crochets agissant en moins de trois heures d’après un habitant rencontré la veille. J’en ai déjà croisé une petite dizaine ces derniers jours, parfois suffisamment près pour me donner de longs frissons. Les serpents ont toujours été ma grande peur.
Dans le champ dans lequel je dors cette nuit, j’observe un berger ne m’ayant pas vu et jouant avec son chien d’une manière presque enfantine. C’est beau un humain seul.
Un insupportable sentier boueux en pente raide me fait passer un dur moment durant les quatre premières heures de la matinée. Le calvaire touchant à sa fin, un mouvement me fait tourner la tête et j’aperçois soudain un gros ours brun, se tenant debout dans un buisson proche tout en me fixant de ces petits yeux noirs pleins de curiosité. Mais il s’en retourne molassement puis s’éloigne dans un baroufle d’enfer tout en me laissant le cœur battant d’effroi et aussi étrangement rempli de joie du moment.
Une portion d’une route traversant des campagnes escarpées de monts et rivières est un réconfort. J’observe avec amusement certaines maisons de ce nouveau pays. Une technique paraissant être largement répandue consiste à l’amoncellement sur les toitures et murs, de tôles n’étant rien d’autre que des vieux bidons d’acier de deux cent litres ayant été aplatis à coup de masse.
Ma journée touche à sa fin alors qu’un orage me surprend et me déverse un flot d’eau glacée sur les deux derniers kilomètres. J’arrive aux abords d’un village d’altitude, à travers un passage brumeux et rocailleux digne d’un vrai sentier de l’est d’un monde tolkiennien. Le hameau perché à mille cinq cent mètre s’appelle Lukomir et est considéré comme le plus isolé de tout le pays. Il semble endormi malgré les bêlements étouffés retentissant au milieu du brouillard. Je me réfugie dans une grange ouverte et vide, semblant m’avoir attendu pour cette occasion. Une agréable odeur de crottes de brebis et de foin humide règne à l’intérieur.
Je peux observer plus en détail ce patelin perdu au matin. Les toits de différentes couleurs et d’états de rouille apporte une jolie touche de charme.
Des semblants de sentiers partent sur un flanc d’une montagne occupée par des amas de buissons épineux. Sur le sol je trouve une quantité impressionnante de douilles de différents calibres qui viennent compléter ma collection commencée depuis la Roumanie.
A bout de souffle après de dures efforts qu’une chaleur torride ne vient pas atténuer, je me repose une heure entre deux montagnes faites de forêts et de falaises abruptes. Des plaines immenses font suite, agitées par les troupeaux de moutons puis de quelques ruines et fermes éparses.
Tombant à cours d’eau un peu après, je marche deux heures en guettant la langue sèche le moindre ruisseau ou source, en vain.
Mes trois dernières heures de la journée sont loin d’être agréables. Je marche tout hagard sur un minuscule sentier suivant les pentes d’un mont au milieu d’une végétation abondante qui me vide de toute énergie. Titubant sur le dernier kilomètre d’une descente abrupte de mille mètres, j’arrive devant la puissante rivière convoitée en un râle de bonheur. Les premières gorgées d’eau fraiche sont un vrai orgasme. Je me baigne nue à batifoler comme un enfant avant d’établir mon campement à côté du rivage. Je suis presque ivre tant mon énergie est vidé. Cette sensation est tellement agréable.
Il me faut moins de treize kilomètres pour atteindre, dont la moitié sur une saleté de route, le lac de Boračko où je trouve avec surprise plusieurs bars et restaurants ouverts dont une minuscule épicerie permettant de me ravitailler un peu. Dépassant le lac je me perds dans une jungle de ronces et de buissons horribles qui finissent par avoir raison de moi et me font rebrousser chemin après trente minutes d’une bataille me faisant sortir énervé, tremblant, suant et vidé de toutes mes dernières forces. Je m’installe près d’un ruisseau un peu plus loin, sous le perron d’un chalet fermé et dors le reste de la journée dans une douce somnolence.
La fatigue engendre une tristesse du moment. Malgré des moments avec moi-même d’une précieuse beauté à mes yeux, l’intensité de ces dernières semaines, pauvre en rencontres et riche en dénivelés est dure à supporter.
Le soleil me réveille désormais à cinq heure du matin, cela sans la torture auditive de la pire invention de notre siècle : le réveil matin. Je manque de marcher sur une vipère dès la première heure de marche. Il s’en est fallu de très peu cette fois. Je crois décidément de plus en plus à une bonne étoile voulant me voir atteindre la France sans trop d’encombres.
Je grimpe une fois de plus sur le massif d’un nouveau plateau. Celui-ci est le plus grand et célèbre de Bosnie : le parc national de Prenj, une des fiertés du pays. Atteignant les hauteurs dégagées, je reste abasourdi de l’énergie fantastique régnant en maître sur les lieux. Disparu soudain la fatigue de la veille, enlevé les pensées noirs que la chaleur mêlée aux terrains arides m’ont fait ressentir. J’ai cette impression de soudain me recharger via une prise de courant énergétique cachée et formidablement puissante. Malgré le « up and down » continu du reste de la journée je parviens assez tôt au refuge Jezerce où trois bosniaques d’une soixantaine d’années y sont déjà installés. Personne ne parlant anglais j’essaye de leur expliquer, sans grand résultat, qu’ils sont les premiers randonneurs que je rencontre depuis neuf mois. Ils font semblant de me comprendre puis se prennent à faire plus confiance à une langue universelle ne demandant aucun effort de traduction, à savoir les tournées d’eau de vie et le partage de la nourriture.
L’apparition de ces marcheurs m’offre une belle symbolique : celui de la fin définitive de ces trois hivers que j’ai eu à affronter durant ces trois ans de voyage. Je ne pense pas que j’aurais la force et le mental nécessaire afin d’en subir un quatrième.
La montagne Zelena Glava est l’image de cet immense parc national. L’ascension de ce gigantesque bloc de pierre sera pour une autre fois. Je me contente de me reposer à son pied en jouant quelques airs de flute emportés par les brises fraiches que ramène le nord-est. L’après-midi est longue et éprouvante. Je traverse un second plateau karstique dont les strates calcaires me font penser à de gigantesque mille-feuilles et me donnent une sacré faim. Le sol est par moment fait de roches déchiquetées, dentelées et couverts d’aspérités coupantes. Ces lapiez, rigoles tracées par l’écoulement de l’eau ou de l’alternance gel-dégel, laissent apercevoir à certains moment de profondes crevasses aux fonds obscures.
Le paysage, silencieux et étiré, est bouleversant. Je m’arrête à plusieurs reprises afin d’hurler au vent ma joie d’être tout simplement présent en ces lieux. Je parcours les derniers kilomètres assoiffé et dégotte le refuge, vieille bicotte de bois construit sur les pentes d’une forêt à côté d’un autre refuge flambant neuf mais fermé à double tour.
Disposant d’assez de nourriture, je reste tout la journée du lendemain à me reposer en cet endroit. J’en profite pour réparer mon réchaud à bois, recoudre mes habits usés puis renforcer mon sac à dos par des sangles collées et cousues aux endroits de friction.
En début de soirée arrive cinq randonneurs, dont trois membres d’une association locale de montagne s’occupant du balisage des sentiers. Je suis invité derechef à prendre place dans le beau refuge en leur compagnie. Le raki commence à faire son œuvre alors qu’un formidable orage éclate au dehors. Tous pelotonnés autour d’une table garni de nourritures, ceux parlant anglais me nourrissent d’histoires de leur vies et d’anecdotes du pays.
L’un deux Senid, un costaud au grand sourire, me raconte son voyage en Suède dont il a trouvé les habitants d’une froideur extrême comparé à la chaleur conviviale dont la Bosnie est selon lui imprégné. Il poursuit avec son inquiétude et en même temps de son souhait que son pays intègre prochainement l’Europe.
– Tu vois la beauté de ce pays c’est qu’il soit autant préservé du tourisme et arrive à garder de si nombreuses parties et régions sauvages. Mais malheureusement c’est une richesse qui disparaitra surement en quelques années après l’intégration européenne…
A vingt-heure trente et vingt-deux heure trente c’est la prière musulmane pour trois d’entre eux. C’est à chaque fois une interruption de dix minutes dans la soirée. Je me fais expliquer les différentes parts de religions de ce pays ayant été au centre de tous ces conflits, guerres et invasions de ces derniers siècles.
– Alors pour faire simple mais cela ne le sera pas : imagine déjà la Bosnie qui possèdent trois drapeaux et aussi trois présidents, possède aussi trois religions distinctes montrant les différentes identités communautaires du pays. Il y a les serbes-orthodoxes de par l’influence slave, les bosniaques, musulmans de par l’occupation ottomane d’il y a cinq siècles, puis enfin les croates-catholiques de par l’empire romains.
Matinal, nous partons tous ensemble du refuge afin de rejoindre la route de terre deux heures plus tard sur laquelle leurs voitures sont garés. Je leur fais mes adieux et remerciements puis retrouve ma petite solitude sur près de quinze kilomètres sur cette piste en descente.
Le village de Jablanica est connu par chaque habitant comme ayant été un des endroits du tournage du très célèbre film « la bataille de la Neretva ». Il y a même le pont construit et détruit pour les besoins du film et ayant été conservé.
Dans un café je retrouve par hasard Ernest, un des randonneurs rencontré la veille, en compagnie de son cousin français venant juste d’arriver de Paris. Je passe là un moment agréable à parler avec ce dernier, pouvant m’expliquer plus facilement les subtilités et histoires du coin.
Je grimpe mon dernier massif bosnien au matin, cela sur un autre plateau similaire au dernier mais en plus escarpé et moins grandiose. Dans une forêt, un ours se sauve devant moi tandis qu’un duo de lièvres me livre leur spectacle de folle course poursuite mutuelle autour de ma personne. Un lac d’altitude rencontré au soir à mille neuf cent mètres m’apporte mon plus beau bivouac du mois. La baignade rapide pour évacuer le sel de la journée laisse place à quelques instants de douce cuisine au feu dont je déguste le plat préparé sur un rocher tout en observant le soleil couchant gribouiller sa palette aléatoire de couleurs préférés.
La poursuite des lignes de crêtes au matin se termine sur un sommet venteux et laissant apercevoir un orage se dirigeant droit sur moi. J’ai à peine le temps de descendre les parties rocheuses que celui-ci éclate et laisse se déverser une pluie glacée. Empêtré dans un tracé de sentier à travers de nombreux buissons résineux, je subi le plus gros de l’averse durant la première heure avant de voir une grêle cinglante achevant de me geler. J’atteins le pied de la montagne, trempé et fatigué puis me dirige vers un monastère fermé dont je m’y abrite le temps d’une pause.
De l’asphalte luisant d’humidité me reçoit sur dix kilomètres agréables dans un décor d’une campagne de vallée. Mes jambes attendent impatiemment la fin de journée que je déclare après la découverte d’un grand garage ouvert dont je n’hésite pas à m’y installer confortablement. Une délicieuse sieste me fait ouvrir les yeux revigoré de quelques brides d’énergie.
Je poursuis le fil de la route au matin. Des troupeaux de moutons dévalent les plaines à l’image d’avalanches sur les flancs de montagnes.
Deux orages se rencontrent alors que je suis remonté sur un plateau séparant deux vallées. Les pans des montagnes agissent comme des boucliers thermiques et fendent brutalement la venue de ces mauvais grains. Tout heureux je goute à deux heures de puissante liberté en ouvrant mon chemin sur de vastes endroits dont seul les biches en viennent troubler l’immobilité s’étant installé en ces lieux depuis si longtemps.
La redescente est longue et parsemée de ravins à contourner et de colonnes de buissons à trouver le bon passage. J’arrive en bas d’un village dont je débarque d’un seul coup en sortant d’une haie. Trois maçons m’apercevant m’invitent pour une pause avec eux à partager quelques litres de bières fraiches. Fatigué et à jeun je repars encore une fois complétement ivre mais poursuis encore deux heures à traverser plusieurs kilomètres d’une étendue herbeuse me menant droit au prochain village. N’en pouvant tout simplement plus, je m’offre un repas bien mérité dans une pizzéria. Je me rends soudain compte de l’odeur horrible émanant de mes vêtements et mon corps. C’est vrai que ma dernière trempette dans une rivière remonte à quatre bons jours…
Je persévère encore jusqu’à la nuit afin d’atteindre le haut d’une chaine de petits monts dont de larges pistes de terre retournés par des engins de chantier ne sont pas là pour faciliter la progression tant la boue y est persistante. Quatre heures de marche sont enfin nécessaires au lendemain afin de rejoindre l’immense lac de Busko marquant la fin de ma traversée en Bosnie. Je retrouve une route de bitume que je décide de suivre jusqu’à la frontière situé à encore plus de dix-huit kilomètres. La marche est loin d’être belle mais a le mérite de me laisser un temps de paix me permettant de me remémorer le vécu de ces dernières semaines. Ma dernière rencontre se présente alors qu’un amusant gaillard me fait signe de venir dans une taverne tenue par un croate m’offrant ses plus beaux sourires à l’écoute de mes aventures de voyages. Ni une ni deux je me retrouve attablé à une table, deux bières ouvertes et une marmite fumante de soupe aux haricots et au lard posée devant moi. Le patron Nikola ne se lasse pas de me montrer ces trophées de chasse empaillés dont sa plus grande fierté se trouve être une énorme tête d’élan du canada dont il m’exhibe les autorisations qu’il a dut faire faire avant de la faire venir de l’autre continent.
Les affreux kilomètres asphaltés prennent enfin leur fin au passage d’un petit poste de frontière. J’entre en Croatie après cette journée de trente-huit kilomètres qui me fait m’écrouler de fatigue entre quelques buissons. Une pause s’impose pour bientôt, ma solitude aussi va s’en trouver interrompue.
Une grande respiration, un sourire intérieur à la vue de tous ces passages et périodes passés et futurs, une impulsion de joie pour ceux inattendus qui ne manqueront pas de se présenter, une inspiration en pensant aux hectolitres de sueur qu’il me reste encore à verser, un souffle sur les battements de cœur soudain n’ayant pas fini de m’électriser le corps et un regard lointain sur ce voyage qui peu à peu, pas après pas, laisse apparaître la faible lueur de la fin du long tunnel.
Ce soir un vent différent se faire sentir, un vent aux notes parfumés de changements et de nouvelles aventures dont leur conspirations secrètes vont encore me réserver de belles surprises pour ce prochain pays.
Jérôme