Des yeux brillants dans le noir peuvent être d’autant ceux d’un mignon petit chat comme d’un tigre féroce. Parlons de la peur aujourd’hui.
Le dictionnaire Larousse en donne une définition bien intéressante : « Crainte que quelque chose considéré comme dangereux, pénible ou regrettable, se produise. Crainte du jugement, des réactions de quelqu’un qui fait qu’on adapte son comportement, qu’on obéit à certaines consignes »
Il n’est pas nouveau de dire à quel point le monde dans lequel nous vivons est régit à travers cet unique sentiment qui contrôle la majorité des décisions quotidiennes d’une personne et de presque d’autant de sa vie entière. Que d’énergies perdues, que d’inspirations ratées, que de chemins délaissés à cause de cette peur qui nous parait désormais si naturelle à ressentir et à abdiquer face aux images qu’elle envoie à notre imagination. Car c’est bien cette partie de notre cerveau qu’elle occupe et développe dans une partie obscure et opposé à de ce qu’elle pourrait nous faire vivre.
La peur est l’instinct numéro un nous poussant à agir en réponse à chaque nouvelle évènement se produisant. Elle met en branle tout notre corps afin de l’alerter sur un danger éventuel. Ce sentiment extrêmement puissant n’a aucune limite car il possède cette capacité de mise en abime arrivant même à nous faire redouter le fait d’avoir peur. Cette mutante de l’esprit se nourrit des autres sentiments qu’elle dévore au fur et à mesure que son porteur la ressent de plus en plus. A la base comme un simple dispositif de mise en garde afin de nous guider dans nos choix, il en est très facile de rester assis sur le gros bouton rouge « à appuyer en cas d’urgence ».
La société la cultive comme une norme sociale qui en est même devenu une vraie « valeur de vie » contaminant le pouvoir de création de chacun et faisant paraître comme normal et juste les moyens de sur-protection mis en place afin de rassurer nos pauvres petites craintes d’humains soit disant évolués.
L’esprit étant constamment en « occupation », il n’est de ce fait jamais vraiment libéré et des joies et occupations de seconde main lui sont alors offert afin qu’il ne s’ennuie pas, cela tout en lui pointant du doigt une direction qui lui est sécurisé mais pas propre à lui-même.
Voitures suréquipés et maisons surprotégés, enfants gâtés par un éducateur non éduqué et terrifié, métiers détestés mais possédant l’assurance d’une liberté financière au bout de quarante années, l’esprit même construit des défenses ultra élaborées… Tellement élaborées qu’une fois ce mur de défenses installé, il nous devient très difficile voire même impossible de l’escalader afin d’explorer les parties de soi-même non découvertes. Enfermé de la sorte dans cette prison mise en place depuis le début de notre enfance, ceux qui n’ont pas le cran de « faire le mur » en sont contraint à devoir faire la promenade du tour de leur enceinte jusqu’à la fin de leur vie. Rester un enfant dans sa tête n’en devient plus alors qu’une simple métaphore…
Mais au lieu de s’en prémunir pourquoi ne pas simplement la comprendre et d’arriver même à utiliser son immense pouvoir comme d’autant d’une énergie alimentant le wagon-chardon du train de notre propre vie.
Craindre la perte de son emploi en se résignant à rester et obéir au même patron détestable toute sa vie parait bien plus facile que de partir en courant avec cette incertitude du lendemain. Prendre la voie rapide que son gps indique sera plus rapide que d’une piste de campagne incertaine menant au même lieu. On trouve des excuses au lieu de trouver des moyens. Tout le monde le sait mais personne le veut. Car l’avancée en soi-même n’offre pas la même alchimie de bonheur qu’une existence paresseuse. Vaincre ses peurs n’est qu’une histoire d’éclairage du sentier dans le noir. Une fois que l’on a compris qu’il est possible de marcher dessus sans trébucher, on réalise alors qu’il sera possible d’aller plus loin encore, et encore plus loin… C’est alors le début lent et fatiguant d’une grosse roue qui prendra peu à peu de l’inertie jusqu’à se laisser tourner sans presque le moindre effort.
Pour faire tourner cette roue capable d’écraser ces craintes il ne suffit que d’une seule pression de départ : Celle d’un premier geste. Ce geste-là a la fâcheuse conséquence de nous faire sortir de notre zone de confort. Ç’en est bien sa difficulté… Mais l’apport reçu, les clefs offertes de nos nombreuses portes fermées à double tours, cela est une compensation sans prix.
Etre soi-même, savoir ce que l’on vaut réellement, ce que l’on est capable, quelle personne incroyable se cache au fond de vous… Seul la prise de risque dans l’affrontement de ces peurs a le pouvoir de révéler ces côtés cachés. Mais dans une société où la définition de ce risque consiste en une discussion avec son banquier pour un prêt sur quinze ans, l’espace nécessaire pour franchir ces premiers pas en est devenu bien éloigné.
La peur possède une puissance énergique formidable mais souvent une apparence négative. Trouver le moyen de la transformer en énergie positive est alors une des solutions les plus efficaces. Espérer au lieu de craindre, chercher à trébucher pour mieux se relever, aller à l’encontre de la difficulté et de la douleur pour mieux apprécier le contraste saisissant de l’après réussite, ne plus chercher juste le bonheur dans l’instant mais aussi l’apprentissage dans l’épreuve.
L’Albanie n’est plus un rêve elle m’est désormais réalité. La nuit est en train de tomber alors que je suis toujours à sa frontière ; je marche deux kilomètres à travers un long pan de colline puis plante ma tente assez loin des maisons que j’aperçois au fond. Il fait doux cette nuit, à peine quatre à cinq degrés.
Je dévore ce matin mes derniers biscuits que je transporte. Je mangerai ce soir à la ville de Gjirokastër, à une trentaine de kilomètres. Je n’ai pas trop le choix de mon itinéraire : une unique route traversant la large vallée entourée de montagnes pentues et enneigées. La marche est chiante et dangereuse à cause des voitures ; j’arrive heureusement à prendre des chemins parallèles me faisant traverser les petits villages construits presque en aplomb à la montagne. Les premières impressions et détails uniques m’arrivent à la gueule à chaque instant. De gros bunkers de trois mètres de diamètres apparaissent dans le paysage presque à chaque minute, il y en a parfois cinq réunis à côté. Ces bunkers en font une des images du pays. L’Albanie ayant été pendant plus de quarante ans sous le joug communiste du dictateur Enver Hoxha, ce dernier, grand paranoïaque, craignait d’être un jour sous la ligne de front du bloc communiste et de l’OTAN. Il a donc fait construire près de 750 000 bunkers, un pour quatre habitants, de partout dans le pays, principalement le long des frontières, des bords de mer ainsi qu’autour des villes. Bien entendu ils n’ont jamais été utilisés autrement que par les familles comme entrepôt de stockage du raki.
Je continu à marcher toute la journée sous une fine pluie désagréable. L’extrême pauvreté me saute aux yeux dès les premières heures. Maisons en piteuses états, abondance de déchets, allures des habitants me regardant traverser leur hameaux, structures de béton à moitiés achevées et laissées à l’abandon… Le paysage semble avoir aussi changé radicalement avec la Grèce : les montagnes paraissent plus sauvages, les roches et pierres semblent de compositions différentes, le climat même est plus humide. Mais c’est vrai que la mer n’est qu’a une trentaine de kilomètres à vol d’oiseau à l’ouest.
J’arrive aux abords de la ville en fin de journée, cela après m’être fait proposer une trace de cocaïne par quelques kékés en grosses voitures.
Gjirokastër est une ancienne cité ottomane dont sa beauté architecturale est vraiment surprenante. Se composant d’une citadelle dominant le reste de la ville, les maisons s’accrochent en grappes le long des pentes de la collines. Je monte la longue et pentue rue pavée rendue glissante par la pluie et l’érosion du temps. Les maisons sont toute en pierres grises de la région, cela des fondations jusqu’au toit en passant par la cheminée. Après un kilomètre de cette grosse pente, la belle rue pavée en devient une satané rue insupportable. J’arrive devant l’auberge que j’avais trouvé sur internet et où je comptais y passer quelques jours : « Fermé en hiver, ouverture en avril ».
Grognant et fatigué de cette journée épuisante et sans manger, je marche dans la vieille ville en hauteur ; un homme sort de son restaurant puis me demande en anglais si je cherche un endroit pour me loger. Il me mène à un de ces amis, un sympathique bonhomme à la bedaine redondante et au grand sourire. Je me retrouve dans un appartement entier quelques minutes plus tard pour une somme assez dérisoire. A peine mon sac à dos posé que retenti l’appel à la prière du minaret d’à côté. Et oui l’Albanie c’est près de 70% de musulman. Cela dit la religion n’étant pas du tout identitaire, la mixité des religions avec les 20% d’autres orthodoxe et les 10 % des catholiques se fait dans un bel accord.
Le pays est aussi apparemment bien connu pour ces coupures d’eau et d’électricité assez courante. Je n’y échappe pas et doit attendre jusqu’au lendemain afin d’avoir enfin de l’eau pour une bonne douche brulante et revigorante. En partant retirer quelques milliers de Lek (135 lek pour un euro) je fais la rencontre de Cimi, l’ancien professeur de français de la ville. Vêtu d’un large manteau kaki semblant avoir traversé les âges et les guerres, lui manquant les trois quarts de ces dents puis possédant un large front il m’apparait tout de suite comme bien sympathique. Je vais au restaurant avec ce septuagénaire assez marrant dans ce qu’il est. Ne parlant pas beaucoup il ne cherche absolument pas à savoir d’où je viens et où je vais. Il se contente de me parler de la ville, d’un peu de sa vie, du beau temps, de la guerre. C’est agréable.
Je reste six jours à Gjirokastër, écrivant un peu, renforçant mon matériel, visitant la ville et passant mon petit temps quotidien avec Cimi. Le temps est à la pluie de ce que mon impatience est à son paroxysme. Car l’ami que j’attends depuis toute cette semaine n’est rien d’autre que François, mon compagnon de marche de la première année de ce voyage avec qui nous avions marché plus de cinq-mille cinq-cents kilomètres, de Lyon jusqu’au Cap Nord en Norvège. Cela fait deux ans et demi que l’on ne s’est pas vu. François étant revenu en France pour quelques mois nous avions convenu de nous retrouver en Albanie pour deux semaines de marche ensemble. Comme toujours, dédaignant la facilité au profit de la galère et de la découverte ce cher ami décide de se déplacer en levant le pouce à travers ces trois milliers de kilomètres qui me sépare de la France.
Dix jours après son départ je reçois un message m’informant de son arrivée dans la journée. Vers midi la porte de mon appartement toque et voici qu’entre, accompagné du même gars m’ayant trouvé de quoi me loger ici, un sac à dos et un sourire que je connais bien.
– J’ai trouvé un français dans la rue ! j’ai pensé que ça serait ton ami ! me dit ce sympathique albanais.
Ce genre de retrouvailles n’ont pas de prix… Toutes ces aventures et mésaventures vécu la première années, nos rencontres, nos joies, nos disputes, nos moments uniques vécus durant ces dix mois de marche à la seule force de nos quatre pieds et de notre persévérance…
Mais qu’est-il arrivé à François durant tout ce temps ? Après notre séparation au Cap Nord, il a décidé de se rendre en Finlande afin de s’y installer. Arrivant dans ce pays nordique avec son simple bagages de marcheur, il s’est construit une vie au fur et à mesure des mois qu’il passait là-bas. Apprenant le finnois, trouvant du travail dans le bâtiment, explorant les régions, ces terres finlandaises sont désormais pour lui d’autant de beaux souvenirs que d’haletants futurs.
Qu’y a-t-il eu de changé entre nous depuis ces années ? Mais absolument rien et c’est bien cela la magie de l’amitié lorsque l’on sait la comprendre et l’entretenir.
La journée défile vite, nous partons visiter la citadelle et la ville, passons du temps avec mon adorable professeur de français, puis préparons nos sacs à dos pour le départ du lendemain matin.
Nos deux paires de semelles font de nouveau retentir leurs cadences rythmées alors que nous quittons la ville, chargés de nos maisons respectives. La pluie arrive, au début de simple gouttelettes gentillettes puis en de grosses averses orageuses. La capitale de Tirana est à environ trois cent kilomètres et l’itinéraire par les grosses montagnes n’est malheureusement pas possible à cause de la neige. Mais il nous reste les campagnes et les monts et collines bien paumés. Pour sortir de la route nous prenons des chemins et pistes tous boueux suivant une large rivière. L’Albanie n’est pas du tout un modèle de propreté… Les détritus sont absolument de partout, parfois de grands déversoirs au beau milieu d’une place facile d’accès. Le ramassage et tris des ordures n’existe de ce fait quasiment pas, à chacun de trouver son moyen de s’en débarrasser. Les sacs plastiques transparents constitues à eux seul une vraie biosphère ; les arbres et arbustes apparaissent comme de véritables sapins de noël multicolores. Sous le vent et la pluie tumultueuse nous marchons mouillés mais amusés de ce dépaysement si fort. Les bergers et leurs troupeaux sont nombreux dans la vallée et semblent se ficher royalement de l’orage. Nous en rencontrons deux alors que notre chemin commencent à s’effacer. Leurs ponchos est composé de plusieurs bâches et sacs poubelles assemblés rapidement. Cela semble les tenir au sec plus efficacement que le mien ! Un de ces bergers est assez jeune et parle un parfait anglais.
– En ce moment j’aide mon grand-père à guider les bêtes car je n’ai pas grand-chose à faire… Pourtant j’ai eu la chance de faire des études supérieur en Malaisie, appris des langues étrangères. Mais mon visa à prit fin au bout de deux ans et j’ai dut rentrer en Albanie. Et je suis bloqué désormais…
Sa volonté de vouloir avancer dans la vie est émouvante. Il donne cette impression d’avoir accepté que rien n’allait être facile pour lui… J’en suis presque dérangé de ne pouvoir que l’écouter tout en remerciant intérieurement la chance d’être né dans un pays me permettant de réaliser chacun de mes rêves et projets.
Plusieurs kilomètres après et nous nous retrouvons bloqués par la rivière ayant débordé. Nous mangeons un casse-croute dans un abri de béton abandonné avant de faire demi-tour et de reprendre un peu par la route, puis par un détour dans les collines.
Sur la route, il arrive souvent de croiser plusieurs personnes se tenant debout en attendant. Il n’y a ni trottoirs, ni panneaux ou informations laissant présumer la présence d’un arrêt de bus. Il le savent juste.
Un minibus s’arrête et dépose quelques hommes pas très loin de nous. L’un d’eux, un jeune se démarquant des autres pars ses baskets blanches, ces beaux vêtements et sa montre argentée, nous interpelle :
-Je reviens de Londres, j’y ai fait plein de petits boulots et cela paye vraiment bien ! C’est un peu bizarre pour moi à chaque fois que je rentre au pays. Je ne sais pas pourquoi vous tenez absolument à vouloir visiter l’Albanie en hiver… Je vous conseille quand même de ne pas trop vous éloigner des routes principales, dans les montagnes les gens ne sont pas tous normaux. Même les bergers cachent des flingues dans leurs ponchos et la police n’ose même pas s’y rendre. Il peut y avoir des bons tarés !
La nuit arrive tandis que nos pas avancent sur un sentier éloigné des habitations voisines. Nous dénichons au milieu d’un champ trois murs et un toit parfait pour une soirée au sec. Un peu de bois mort découvert à l’intérieur font notre bonheur. Nous mangerons du riz chaud ce soir. Les affaires trempées de la journée pendent le long d’une corde tendue, nos deux sacs de couchage sont étalés à côté, nous regardons un film sur mon ordinateur alors que la pluie revient. Ce soir deux amis sont heureux de se retrouver.
La pluie battante dure jusqu’à dix heure du matin. Le gros volume de nuages noirs nous laisse enfin tranquille et nous pouvons reprendre la marche sur le sentier de la veille. Moins de deux kilomètres plus loin nous passons devant une propriété assez surprenante : un enclos avec quelques bêtes ainsi qu’une cabane faite de branches, de terre entassées et d’une simple bâche. C’est la maison du berger et de sa femme, ceux-là sortant de leur douillette tanière pour le levé matinal, encore endormi et crasseux tout en nous regardant passer avec curiosité. L’intérieur, minuscule pour deux personnes, semble être pourtant bien agencé et comprend même une place pour le poêle à bois.
Nous rejoignons la route puis n’ayant plus d’échappatoire à celle-ci la suivons pendant plusieurs kilomètres. Typique du pays nous rigolons devant l’absence quasi-automatique des plaques d’égout, celle-ci ayant été toutes volées afin d’en revendre l’acier. Il faut juste faire attention à ne pas tomber dans les trous au bord de la route.
Le soleil revient et nous arrivons devant un stand de vente de miel et de confitures tenu par deux hommes. En nous voyant manger, l’un d’eux vient à nous, nous baragouinons quelques mots d’albanais appris, puis il revient nous apporter une plâtrée de pasticcio, un plat ressemblant à une quiche mais composé simplement de fromage, spaghettis et d’œufs.
Son cousin Eddy arrive, il parle un bon anglais ce qui nous facilite beaucoup l’échange. Autour d’un café il nous raconte son histoire de ces dernières années.
-Je voulais partir aller tenter ma chance à Londres, mais avec mon passeport albanais c’était presque impossible… J’ai dut payer un passeur afin de traverser la frontière dans un compartiment caché d’un bus. Je ne vous dit pas comment je tremblais ! Une fois à Londres j’avais pas d’argent et je ne parlais pas du tout anglais. Je suis resté plusieurs années à travailler pour des boulots usant et pas agréables du tout. J’ai même bossé pour un dealer de drogue pendant trois semaines qui m’interdisait de sortir du laboratoire afin de protéger l’anonymat de l’endroit… J’ai finis par revenir en Albanie car gagner de l’argent ne faisait pas tout… J’ai maintenant monté ce stand que vous voyez là. Puis bien entendu j’ai aussi une grande plantation de cannabis cachée dans les montagnes du nord ! Mais s’il est vraiment facile en Albanie d’en faire pousser c’est un peu plus dur de trouver les bonnes personnes à qui la vendre, surtout lorsque l’on parle de grande quantité…
Deux heures de parlotte plus tard nous repartons en tee short sous le grand soleil. Nous quittons enfin la grande route pour une plus petite. Nous marchons toujours dans des vallées, les montagnes sont de partout autour. Une curiosité assez glauque attire nos regards depuis la veille : devant presque chaque maison se trouve pendue par le cou une petite poupée de chiffon allant de la plus mignonne à la plus immonde. Elles sont apparemment placées de la sorte pour éloigner le mauvais œil. La poupée, de par la curiosité qu’elle provoque, détourne ainsi le porteur du regard du mauvais œil et préserve ainsi la maison.
Beaucoup de voitures s’arrêtent à notre passage, cela pour nous proposer une destination pour laquelle nous devrons payer. Pour un pays ne possédant pas de train et avec des systèmes de bus assez aléatoires, il faut bien trouver de nouveaux moyens pour se déplacer, Il y en a même une personne montrant à François une fausse carte de police puis demandant à lui voir son passeport. Vigilance !
La fin de journée arrive alors qu’un homme nous mime que l’on se fera racketter ou manger par les loups si jamais nous poursuivons plus loin. Encore un qui n’a pas dut sortir de son hameau depuis la chute du communiste.
-Hey François regarde on dirait une grotte là-bas ! on va voir ?
La grotte en question est juste parfaite pour la nuit. Elle est cachée, grande, confortable d’un sable fin puis dispose d’une grande quantité de bois flotté au fond de la caverne, une vue presque d’une beauté sauvage si l’on ne porte pas attention aux guirlandes de sacs plastiques ornant les arbres en face.
Le gros feu allumé j’apprends à François le bonheur culinaire qui est l’at du chausson chappattis. De la farine, de l’eau et un peu de sel pour faire la pâte, puis étaler cette dernière en un rond de vingt centimètres de diamètre, le remplir de tous les ingrédients à portée de main (fromage, ortie, légumes, nutella…) puis refermer délicatement le chausson en prenant soin de bien « souder » les bords. Constituer ensuite un lit de braises bien chaudes puis poser à même ces dernières le chausson. Quelques minutes de cuisson sur chacune des deux faces et le tour est joué ! C’est un vrai délice que je ne fais malheureusement pas assez souvent… Le gout est toujours bien meilleur lorsqu’il est partagé.
Nous testons le chausson « ail-fromage-oignons », le « chocolat-figues sèches » ainsi que le « miel-figues sèches ». De nombreux thés et belles conversations sont nécessaires afin de nous faire digérer ce festin. On s’endors bercés par le bruit de la rivière et le reflet des flammes dans notre abri de roche.
Les braises encore chaudes du feu de la veille nous permettent de le rallumer et de faire cuire un porridge au miel bien énergétique. Ces satanés et délicieux flocons d’avoine nous rappellent de bons souvenirs de nos petits déjeuners quotidiens en Ecosse et Scandinavie. Dire qu’à cette période je trouvais cela sans gout lorsqu’il n’y avait pas de lait, de sucre et de raisins sec en accompagnement.
La route nous mène au village de Këlcyrë après huit kilomètres marché. On fait quelques courses de biscuits et de pain. Les prix sont tellement bas… Nous poursuivons encore une heure. Un homme sur une route déserte est occupé à ramasser les pierres tombées sur l’asphalte. Fait-il cela toute la journée pour un travail ou est-ce ça seule occupation ? Un coin propre et discret près d’une rivière nous trouve pour une pause ensoleillée. Il est à peine mi-février que nous sommes en caleçon à nous baigner et à laver nos vêtements.
Dix kilomètres passent encore, nous avons hâte d’en finir avec l’asphalte pour des pistes plus rocailleuses. Les montagnes de deux-mille mètres sont autour de nous mais sont encore blanches de neige. Avant notre dernier village nous croisons deux adolescents dont le plus petit transportant une grosse tronçonneuse. Admin et son petit frère nous emmènent remplir nos gourdes dans la ferme de leur famille. Ils nous présentent ensuite leurs vaches et moutons avec grande fierté. Admin à seize ans, parle un assez bon anglais et rêve de devenir vétérinaire. Il nous parle de sa région, de sa vie de fermier et étudiant à la fois, de la route asphaltée de son village qu’ils ont attendus tellement d’années. Comme la bonne majorité du monde maintenant il possède un smartphone connecté aux réseaux sociaux en permanence. Le sien est en panne depuis quelques jours.
-C’est assez dérangeant au début mais au fur et à mesure je me rends compte que j’ai trois à quatre heures de plus par jour. Je peux me promener, m’occuper plus longtemps des bêtes…
Nous quittons enfin la route et prenons un chemin en lacet partant dans les petites montagnes des environs. On transpire un peu et arrivons à la nuit tombante au milieu d’un hameau construit sur le haut d’une colline. Toutes les maisons sont en pierres et matériaux de récupération, construites d’une façon bien simpliste. Les chiens et les quelques habitants nous regardent passer avec curiosité. En Albanie la randonnée, la marche pour le plaisir, cela n’existe vraiment que dans la télévision européenne.
Nous plantons la tente un peu après, sur un joli mont accolé à une forêt de chênes nains. C’est la première fois que François voit ma tente, pour nous c’est un peu une visite d’une nouvelle maison. Un feu de joie est allumé à cinquante mètres du campement et l’installation autour de ce dernier est accueilli avec ce plaisir de fin de journée que seul des marcheurs épuisés sont capables de vraiment apprécier.
Depuis la Bulgarie je transporte dans mon sac une moitié de « space-cookie », une sorte de confiserie au beurre de cannabis assez marrante (rhoooo le drogué !). Après l’avoir partagé nous en attendons les premiers effets tout en nous occupant de préparer le repas du soir. Une heure passe et nos cerveaux commencent peu à peu leur voyage à travers un monde d’images, de rigolades et comportant un pourcentage hallucinatoire non négligeable et très amusant. C’est donc après des théories scientifiques sur la vaporisation de la fumée sur la toile de tente, la surprise d’un amoncellement de braises nous apparaissant comme un mélange de pokémons et d’un pont levis à bouche de dragon, des cris de rassemblement à destination du hameau tout près, que la partie sobre et calme de moi-même, enfermé à double tour dans sa cabine de pilotage et regardant avec un grand sourire sa deuxième partie bien moins calme, me fait comprendre une fois de plus que la vie est quelque chose d’absolument merveilleux.
Cette nuit les étoiles ne brillent pas que dans le ciel.
La piste paisible nous emmène sur les crêtes d’une chaine de monts typiques du sud de l’Albanie : de modestes hauteurs, couvert d’arbustes et de terres rocailleuses, avec ce type de roches friables argileuses d’une couleur légèrement bleutée et formant des formes ondulatoires tout en laissant apparaitre leurs nombreuses couches de stries les composant.
D’autres hameaux de quelques maisons font leur apparitions de temps à autres, isolés et figés dans un temps qui leur est propre. Je suis vraiment surpris par la non-agressivité des chiens domestiques, ceux trainant dans les rues ou ceux accompagnant leurs bergers. Ils aboient un petit peu certes, viennent chercher quelques noises de temps en temps, mais ce n’est décidément rien comparé à ce que j’ai pu vivre en Roumanie.
Un homme âgé complétement ivre vient à nous et nous pousse presque de force dans son bar vide où sommeille un feu de cheminée réconfortant. Notre pépé est tout enjoué de la joie d’avoir en sa compagnie des nouveaux compagnons de buverie. Sa petite fille arrive, nous sert sans demander notre avis des cafés, des bières et de nombreux shooters de rakis à soixante-dix degrés. Les cinq premières minutes bien marantes sont passées et nous commençons à partir sous les protestations de ce poivrot sexagénaire. La gentille petite fille de cet imbécile nous tend alors une note de neuf mille cinq cent lek, soit près de soixante-dix euros ! Je lui balance un billet de deux-cent (1,5 euros) puis nous déguerpissons un peu dégouttés.
Deux heures plus tard la nuit tombe et nous sommes en train de grimper sur un petit col afin de trouver un endroit de bivouac. Et nous le trouvons, petit carré d’herbe d’un nivellement parfait devant un beau paysage, comme si celui-ci nous avait attendus jusqu’à maintenant. Le vent souffle mais nous arrivons quand même à faire chauffer notre riz-oignons-cube or-curry. Nous restons ce soir-là bien au chaud dans la tente, à manger, discuter et regarder un film en grignotant des sucreries.
Le soleil est encore au rendez-vous et ne semble plus vouloir nous lâcher. Nous contournons le pan de montagne en suivant des traces de sentiers de bergers à moitié effacés. D’épais buissons épineux nous freinent un peu mais nous passons facilement. La vue sur la vallée du contrebas est pleine de charme. Une fois arrivés à une petite butte dégagée nous redescendons un terrain pentu rendu glissant par les amoncellements de pierres et gravillons s’y trouvant. La piste de la veille n’est plus très loin et nous l’atteignons rapidement une fois arrivé en bas.
Nous croisons plusieurs personnes se déplaçant avec leurs ânes charriant des morceaux de bois ou quelques bidons d’eau potable. Pour moi qui m’attendais à voir des charrettes à chevaux comme moyen de transport à l’image de l’Ukraine, la Roumanie ou la Bulgarie, j’en suis assez surpris. Les albanais sont donc si pauvres pour ne pas pouvoir s’en offrir, ou est-ce des traditions et habitudes du pays qui perdurent ?
Un homme âgé en compagnie d’un maigrichon mulet aux yeux profonds nous tape la causette quelques instants. De sa tête carré au large front dégarni, aux grosses mains tenant une hache usés à force d’aiguisages répétés, ce joyeux bonhomme, en guise d’aux-revoirs classiques, me touche l’entrejambe tout en rigolant de sa mâchoire à moitié complète.
Nous grimpons sur une crête dominant les alentours. Le paysage est d’une belle beauté et nous retient plusieurs minutes pour de nombreux clichés. Un troupeau de moutons est à côté, nous surprenons le berger en train de dormir caché dans un buisson. Passé la surprise pour ce dernier il nous propose de nous emmener à la ville de Berat où nous nous rendons. C’est à moins de quatre heures de marche et cela ne semble pas du tout le déranger de se taper l’aller-retour. Qu’est-ce qu’un albanais ne ferait pas pour occuper ces journées et gagner un peu d’argent…
Nous marchons encore un peu sur la crête avant de rejoindre la piste la longeant. Dix kilomètres passent en silence. Mes pensées vont et viennent sur les souvenirs passés avec cet ami devant moi charriant se gros sac à dos. Nous avions fait beaucoup d’erreurs de sociabilité commune lors de notre année de marche ensemble, des erreurs d’enfants qui nous ont appris aussi bien la complexité de la relation humaine que celle à nous même. Il y a moins d’une semaine que l’on marche tous les deux et je constate déjà un parfait équilibre dans notre interaction au quotidien. Nous connaissons l’énergie de l’autre, savons anticiper ces réactions, possédons la connaissance des limites à ne pas franchir. Nous avons bien sûr évolué durant ces dernières années, mais l’évolution n’est qu’un ajout de plusieurs autres couches sur des premières qui restent elles éternelles.
Quelques maisons à moitiés finies, des tas de déchets et des ruines de bâtiments anciens forment un de ces villages si caractéristiques désormais de ce pays. Nous allons voir un homme dans sa propriété afin de lui demander de remplir nos bouteilles.
-Vous êtes français ?! Ah mais moi je parle aussi petit peu le français. Vous voulez un café ?
Installés dans son jardin sur une table de terrasse nous entendons la vie de cet homme tandis que son fils nous amène sur un plateau deux expressos et deux rakis fait maison. A notre grande surprise ce gamin de douze ans parle un anglais assez bon et nous explique qu’il se rend chaque samedi dans la ville voisine afin de l’apprendre dans une école spécialisé.
– Avant d’avoir mon fils, relate le père, je suis partis en suisse pendant six mois mais j’ai dut ensuite revenir peut après en Albanie… C’est pas facile pour moi car je suis le seul à pouvoir gagner un peu d’argent pour le reste de ma famille qui vit dans cette maison. Je tiens un petit magasin en bas…
Alors que nous le questionnons sur la Suisse et de ce qu’il faisait dans ce pays il finit par nous avouer qu’il a en fait passé la totalité de son séjour dans les geôles d’une prison.
-Je fabriquais de l’héroïne et je la vendais… mais la police m’a découverte, m’a mis en prison puis m’a renvoyé en Albanie. J’ai pu au moins apprendre le français !
Son fils comprend la conversation et se met à se foutre gentiment de la gueule de son père. Nous lui demandons ce qu’il aimerait faire plus tard comme métier. Et son géniteur à son tour de se moquer en annonçant qu’il ira vendre de la cocaïne. La situation est assez cocasse !
Avant de partir le fils nous demande comment nous trouvons l’Albanie, nous lui répondons que nous l’adorons bien entendu.
-Pour vous oui…. termine-il, une légère pointe d’ironie dans le ton de sa voix d’enfant.
Nous campons deux kilomètres plus loin, à l’abri des regards dans un verger. La lune est pleine ce soir.
La marche jusqu’à la ville de Berat dure toute la matinée et nous arrivons dans la ville alors que retentit l’appel à la prière du muezzin par le minaret de la mosquée. La ville témoigne d’un style de vie durablement influencé par les traditions de l’islam durant la période ottomane.
Nous nous baladons dans les ruelles pentues d’une partie de la ville où les maisons blanches et les rues biscornues coiffées de vignes ne nous laisse pas indifférent du charme qu’elles dégagent.
Mais jouer les touristes n’a jamais été notre grand fort, surtout avec des sacs de vingt-cinq kilos à porter. Abandonnant par pure flemme la visite de la forteresse surplombant la ville, nous écoutons à la place nos estomacs et restons une heure dans un bouiboui, à manger des köftes et un bon goulasch. Nos courses sont faites dans différentes échoppes, les grands supermarchés n’existant quasiment pas et laissant place aux épiceries minuscules et vendeurs de fruits et légumes à la sauvette. Nous traversons cette ville sous le regard presque brulant des habitants n’hésitant pas à nous saluer de la main, à nous héler ou encore à venir nous parler. L’extérieur de la ville respire une pauvreté sautant au yeux : immeubles en ruines encore habités, détritus présent de partout, dégaines des gens. On ne se sent pas forcément confortable avec soi-même, surtout lorsque je pense à la valeur de mon matériel dans mon sac à dos qui doit avoisiner les deux ou trois ans de salaire d’un habitant normal…
Nous poursuivons sur une route nous faisant monter doucement mais surement les prochains monts. On traverse plusieurs villages tout aussi authentiques les uns les autres. Les poupées contre le mauvais œil suspendues aux maisons continues à nous faire bien rire. Une curiosité aussi bien flagrante est la réserve d’eau que chaque habitant a disposé sur le toit de sa propriété, celle-ci reliée à une pompe électrique. Etant donné que l’eau courante n’est pas une certitude quotidienne cela permet au moins de ne pas s’en retrouver à cours lors de ces fréquentes coupures.
Après une longue et épuisante montée nous quittons de nouveau le bitume pour des chemins de terre perdus. Notre campement de ce soir est perché sur une colline qui nous balance à la gueule un panorama sur les imposantes montagnes du nord-est, l’aperçus des hameaux isolés contre les pentes des autres monts ainsi que la vue sur notre marche de ces deux derniers jours. Nous montons en plus la tente de François ce soir ; c’est exactement le même modèle que celle que j’avais lorsque nous marchions en Scandinavie. Ça me fait bizarre de revoir la forme de ce minuscule espace qui m’a abrité tant de nuitées.
-Joyeux anniversaire Jérôme !! s’exclame François au moment du lever de soleil sur l’horizon.
A oui tiens c’est vrai on est le douze février… Vingt-sept ans… Le temps court si vite alors que je suis encore si jeune ! Vite profiter, encore et encore, puis vivre, puis apprendre, donner, recevoir encore et encore…Cela prend par moment des allures de courses contre la montre.
Nous dégustons pour fêter cela des loukoums d’anniversaire en guise de petit déjeuner. Nous transpirons ensuite dans de nombreux chemins et sentiers zigzaguant dans l’environnement montagneux de la région. Nous rencontrons quelques maisons de pierres, isolées du monde et quand même animées chaque fois par la famille au complet en plein labeur. Les ânes continus à nous montrer qu’ils sont les meilleurs compagnons de l’albanais ; ces braves mules avancent sans jamais rechigner en portant un peu du labeur de la vie que ces grands-mères, mères, pères, enfants ou bergers charries sur eux à longueur de journée.
Le jour décline et nous trouvons comme à chaque fois ce coin de bivouac parfait, caché et disposant d’une belle vue et d’une abondance de bois. Devant le grand feu, au déballage de la soi-disant farine acheté la veille, nous découvrons à la place de la maïzena totalement impossible à cuisiner. Bon bah tant pis pour les chaussons chappattis et laissons place à de bonnes saucisses grillées au bout d’un bâton.
On commence à se trouver notre routine de marche à tous les deux. Etant plus actif et organisé le soir pour la préparation du repas et du feu, Francois, en grand matinal, s’occupe de le rallumer et de préparer le petit déjeuner. Cela me permet de rester avachis dans mon sac de couchage, le mode décapotable de ma tente activé. Une bonne équipe !
Sur la piste descendante, nous croisons quatre fois la même personne sur deux différents deux roues. La première lorsqu’il nous dépasse avec sa mobylette cahotante sur les nombreux nids de poules du sol, la deuxième lorsqu’il tombe une première fois en panne, la troisième lorsque il nous dépasse de nouveau mais arrive la deuxième panne, et la quatrième lorsqu’il marche un kilomètre avec nous avant de trouver un vieux papy acceptant de le prendre lui et son gros bidon d’essence sur son scooter.
Nous arrivons au village de Gramsh à midi. L’agitation d’un bar-restaurant se fait sentir lorsque nous débarquons tout chargés de la sorte à l’intérieur. Le moment des courses est toujours sympa. La femme âgée tenant la petite épicerie est soudaine toute pleine de joie de voir deux étrangers lui choisir des aliments dans sa boutique.
Bien que le pays reste à 70% musulman, il reste commun de voir étaler du porc un peu partout dans les épiceries. La raison est que le fait de manger du porc en Albanie n’est pas un interdit plus irréprochable que les autres milliers de dogmes cités dans cette religion. Il est donc normal d’apercevoir des musulmans pieu, tasbih en main et mangeant une côtelette tout en se servant généreusement un verre de rakia.
Sept kilomètres de routes sont nécessaires afin de pouvoir de nouveau la quitter. La conduite effarante des albanais est une chose à ne pas prendre à la légère, mais il faut quand même savoir que le nombre de véhicules avant les années quatre-vingt-dix ne dépassait pas les deux-milles (principalement pour les dirigeants du régime communiste) ! contre plus d’un million cinq cent à ce jour. Les premières auto-écoles ne sont de plus apparues qu’en 2010… Ce qui explique beaucoup la rareté des bons conducteurs dans le pays.
Le coucher de soleil semble nous avoir attendu lorsque nous arrivons sur une crête où un espace entre plusieurs bosquets d’arbustes nous trouve pour la nuit. Pizzas maison ce soir ! On sort les tomates, la farine, les saucisses, les oignons, les poivrons, le fromage. Puis préparation de la sauce tomate et de la pâte à pizza, cuisson d’une face pour celle-ci, on la retourne puis la recouvrons de tous les ingrédients puis c’est reparti pour encore quelques minutes sur le lit de braises rougeoyantes. Je ne crois pas avoir mangé meilleurs pizzas qu’en cette minute où nous les dévorons l’une après l’autre dans de grands bruits de délectation.
Encore un lever de soleil sur un ciel bleu qui arriverait presque à nous lasser. Nous puons et c’est une réalité que l’on décide de mettre fin à la vue d’une belle rivière bien propre descendant d’une montagne. En moins d’une heure nous repartons les habits séchant sur nos peaux encore brillantes de savon. La population se fait plus présent au fur et à mesure que nous nous rapprochons de la capitale Tirana, nous filons toute la journée dans un paysage de montagnes, éclatantes rivières et villages typiques. Les minarets pointent leurs flèches dans ceux-là, côtoyant souvent harmonieusement une chapelle construite à côté. Comme toujours de nombreuses personnes nous interpellent mais leurs connaissances en anglais se terminent la plupart du temps juste après le « hello » suivi du « how are you ? ».
Les voitures nous dépassent de temps en temps sur ces pistes chaotiques et sont à chaque fois remplis de personnes comme seul un albanais peut arriver à le faire. Parfois plus de dix dans une seule ! Le parc automobile du pays compte à lui seul près de 80% de marques Mercedes, de l’antique 200D comptabilisant plusieurs centaines de milliers de kilomètres au 4X4 dernier cri aux vitres teintées. Elles sont simples, robustes et faciles à réparer par la plupart des garagistes du coin. Certains dirons aussi que cette abondance de la marque a un fort lien avec les trafics de la mafia avec l’Allemagne… Toujours est-il que la Mercedes est une voiture portant une forte valeur de richesse et d’aboutissement dans les yeux d’un albanais. Elle fait partie de sa vie tout simplement.
Entre deux villages nous dormons cette nuit en haut d’une colline remplie de vignes après vingt-six kilomètres marchés depuis le matin. Nous mangeons de nouveau nos chaussons chappattis braisés. Nos recettes s’améliorent et nous avons en dessert cette fois un chausson rempli à la pâte de noisette. Nos estomacs pleins n’ont même pas la place d’avaler ne serait-ce qu’une seule cacahuète en plus.
A peine les premiers kilomètres de la journée marchés que nous tombons sur un militaire armé d’une grosse kalachnikov pendant à sa poitrine. Il nous interdit le passage sur ce chemin puis tiens à nous accompagner afin de nous mettre sur la bonne voie. Durant tout l’échange ce petit prétentieux de vingt ans n’arrête pas de me pointer, sans le faire vraiment exprès, le canon de son arme sur ma face.
Nous arrivons progressivement dans la ville d’Elbasan, considéré comme l’une des plus polluée l’Albanie, cela à cause d’une entreprise de métal turque dont les rejets atmosphériques font de véritables dégâts sur la pureté de l’air des alentours.
La plupart des maisons albanaises sont construites de la sorte : une ossature en béton comportant un ou deux étages, puis un aménagement dans l’un de celui-ci tandis que les autres sont utilisés la plupart du temps comme emplacement à sécher de linge. Mais c’est apparemment pour prévoir un logement futur pour les enfants, ceux-ci logeant très souvent une bonne partie de leurs vies avec leurs parents pour des raisons économiques et culturel.
Dans le même genre de constructions il y a la même ossature de béton mais laissée à l’abandon. Deux théories approuvés par plusieurs personnes rencontrés depuis : la première tient du fait de l’absence de fonds économique de la personne qui, par une totale non-organisation de son chantier et budget, s’est vu contraint d’abandonner les travaux. Le deuxième est la faute aux mafias et administrations locales (l’une est souvent l’autre) demandant des sommes importantes pour l’édification d’une nouvelle maison. Les permis de construire ayant été tous gelés il y a quelques années par le nouveau premier ministre, il est désormais dans les mœurs de trouver la bonne personne à qui donner une enveloppe garnie pour pouvoir commencer à édifier son bâtiment.
Nous entrons dans la ville animée de toute part par des centaines de marchands de rue. Nos yeux ne sont pas assez nombreux pour tout enregistrer. Je reste bloqué de rire à la vue d’un homme en costard à l’ancienne, tenant nonchalamment quatre poules par leurs pattes, et bavardant le plus naturellement du monde avec son groupe d’amis. Nous parcourons les marchés aux multiples saveurs puis arrivons au centre ne possédant absolument aucun intérêt. Après un gros « sufflaque » avalé dans un fast food nous quittons la ville.
Une longue route en lacets nous occupe bien deux heures. Sur celle-ci nous rencontrons trois jeunes parlant un peu d’anglais. L’un d’eux nous dit à quel point il rêve de fuir l’Albanie pour aller trouver du travail à Londres.
Nous marchons sur une route suivant la ligne de crête d’une montagne de mille mètres. N’ayant plus d’eau nous poursuivons jusqu’à tard afin de trouver quelques habitations. Le campement est comme à son habitude sur une belle hauteur, nourris de flammes éclatantes et de conversations animées. Les trente kilomètres de la journée nous ont bien fatigué.
Le petit déjeuner se compose de saucisses grillées. Rien de mieux pour commencer une journée ! Décidément ces deux semaines de marche auront été une vraie colonie de vacance.
La route à l’aube nous offre de sacrés paysages sur l’ouest de l’Albanie. Mais qu’il est beau ce pays en fait, qu’il est simple, sauvage et merveilleux dans son désordre apparent.
Nous quittons la route pour prendre des chemins bien plus agréables. Ces derniers nous font passer par des coins superbes où surgissent de temps à autre une vieille toute courbée et ridée ou un âne chargé de branches mortes tiré par son maître. De toute part s’élance gracieusement de vieux et imposants oliviers. Leurs troncs en forme de dentelle parait partir avec l’âge en une longue spirale. Nous faisons une pause de deux heures sous l’un de ces majestueux arbres.
L’atmosphère de la région a changé depuis quelques jours, une ambiance de « sud » se fait ressentir.
Quelques kilomètres plus loin et une vue de Tirana au loin se fait apercevoir. Nous y arriverons demain matin. Cette ville sonne la fin de notre marche entre nous…
Nous poursuivons la journée jusqu’au village perché de Petrelë. Un beau château est construit sur une falaise. Nous l’atteignons bien décidé à dormir en haut mais cela se révèle être un restaurant absolument non ouvert aux nomades crasseux que nous sommes.
Nous trouvons notre lieu pour la nuit au pied de cette falaise, au beau milieu de nombreux oliviers. Nous savourons notre dernière soirée encore plus fortement que nous l’avons fait pour les précédentes. Tandis que les flammes dansent et que notre repas cuit lentement sur les braises, nous faisons résonner nos rires une dernière fois dans une nuit d’Albanie.
Un couchsurfing nous attend dans l’après-midi. Nous prenons donc tout notre temps ce matin. J’explique par la pratique à François la technique d’allumage du feu par friction, dont le mouvement est assez difficile à trouver.
Nous plions ensuite le campement, coupons à travers la colline, arrivons à une petite route puis à une plus grande que nous sommes désormais obligés de suivre. Le chaos de la ville semble se rapprocher au fur et mesure que nous marchons en direction du centre. Les véhicules nous frôlent, klaxonnent. Il n’y a rien d’agréable mais on s’en fiche car nous sommes arrivés !
Le centre-ville atteint nous patientons deux heures dans un fast food avant d’aller rejoindre notre couchsurfing. Joe est un américain habitant à Tirana depuis presque un an. Son métier d’enseignant international semble vraiment passionnant de par cette possibilité de bouger de pays en pays. Il revient à l’instant de l’aéroport où il était allé récupérer deux amis américain lui rendant visite quelques jours. Nous les rencontrons et apprécions d’entendre parler ce bon vieux accent de l’ouest du monde. Se retrouver dans un restaurant chic avec eux quelques heures plus tard est un peu déroutant pour nous. Comment leur dire que ces spaghettis pourtant bien préparée, se vin pourtant bien chatouilleux du palais, ses serveurs pourtant bien polis, comment leur dire que cela ne retranscrit même pas un seul pourcentage du bonheur ressenti lors de notre précédant diners en pleine nature, cela avec juste un peu de farine du fromage et des légumes…
Il n’y a pas grand-chose à visiter de la ville, celle-ci étant clairement moche. Mais nous le faisons quand même durant une partie de la journée suivante. Nous occupons le reste à préparer un gros festin à nos riches américains afin de leur montrer un peu ce que la « french touch » veut bien dire. Galettes de carottes-oignons-poivrons, patates dorées et sautées au beurre, émincé de porc au miel, salade de fruits ainsi qu’un délicieux gâteau au chocolat, grande spécialité de François. C’est un vrai succès. Gloire à la France ce soir.
Le matin arrive et il est temps pour François de repartir en Finlande. Il repart en auto-stop bien entendu et espère en rigolant arriver dans moins de deux semaines.
Nous quittons Joe et ces amis, mangeons sur le pouce dans une rue dégueulasse puis vient le moment où les routes se séparent. Une petite poussière dans l’œil, quelques belles paroles échangées, une bonne accolade voulant presque tout dire. Nous n’avons pas besoin de plus.
Alors que je vois sa silhouette s’éloigner dans la grande avenue, je ne peux m’empêcher de sortir mon petit carnet dans ma poche et d’y écrire ces quelques phrases :
« Pour l’équilibriste, l’amitié c’est souvent arriver à marcher ensemble sur une corde tendue qui ne fait que de s’allonger.
Pour le randonneur, l’amitié peut se voir à l’image d’une carte 1/25 000° que l’on complète au fur et à mesure de sa connaissance du terrain et de l’art topographique acquis.
Pour le poète mélancolique, l’amitié est une passion de l’autre qui tire son essence du puit même de son être vrai et sincère qu’il dégage pour lui-même.
Pour nous deux, elle est juste la belle histoire de deux gamins qui se sont un jour rencontrés dans le hasard de la vie »
Jérôme